Ponderación de la obra pictórica de Figari en razón de su originalidad, personalidad y extraordinario encanto. \\ [[http://fr.wikipedia.org/wiki/Georges_Pillement|Pillement, Georges]] - {{:figari:otros_documentos:pillement_g._-_pedro_figari.pdf|Pedro Figari. Illustré de 32 reproductions en héliogravure}}. Les Éditions G. Crès et Cie., París, 1930. \\ \\ TOUT un continent, l'Amérique latine, s'éveille à l'art. Ce n'avait été, du Mexique à la Terre de Feu, depuis l'arrivée des conquistadors, qu'une léthargie presque complète, surtout pour la peinture. L'art autochtone s'était éteint lentement après avoir mêlé dans l'architecture et la décoration des palais et des églises les éléments énigmatiques de l'art précolombien aux tourments churriguerresques. Le XIXe siècle avait été celui des luttes politiques, des révolutions. Pas d'autres peintres que quelques artistes européens, français pour la plupart, comme Léon Gautier, qui voyagent le sac au dos et traversent toute l'Amérique, faisant des portraits, et rapportant une ample moisson de notes et de croquis. Mais le XXe siècle devait ressentir un unanime besoin d'art et la nécessité de s'exprimer. Evidemment, les tendances qui se manifestent ici et là reflètent plus ou moins les mouvements qui secouent l'Europe, mais il y a déjà deux exceptions certaines : au Mexique, une école qui lâche l'art européen pour chercher une inspiration autochtone et peut s'enorgueillir, à côté de nombreux Douaniers Rousseau indigènes, de grands peintres comme Diego Rivera et José Clemente Orozco ; sur le Rio de la Plata, au milieu denombreux artistes qui ne manquent pas de talent mais dont la personnalité ne s'est pas encore entièrement dégagée des influences européennes et qui vont du classicisme le plus pompier jusqu'au cubisme, un peintre qui ne doit rien à personne, qui a inventé sa propre technique, qui a trouvé à son inspiration un domaine absolument neuf et en a tiré une des oeuvres les plus captivantes qui soient. Pedro Figari est, sans conteste, le premier peintre hispano-américain qui aura réussi à affirmer sa personnalité. D'autres peuvent, dès maintenant, prétendre exprimer certains aspects de leur continent, il aura été le premier à en dégager la conscience artistique, à la revêtir de formes et de couleurs. Personne ne viendra lui disputer ses modèles, lui ravir ses sujets, personne n'essaiera d'imiter sa technique. C'est que Pedro Figari est un de ces artistes qui, non seulement ne doivent rien à personne, mais qui restent presque en dehors du mouvement de leur époque, hors de la réalité, dépendant davantage du rêve et de l'imagination que de leurs contemporains. Bien qu'il ait peint des scènes diverses qu'il a pu contempler de ses propres yeux, comme des courses de taureaux, ou des paysages que ses voyages lui ont révélés, comme les aspects de Venise, Pedro Figari est, avant tout, le peintre de la pampa et des gauchos, le peintre des moeurs coloniales du Montevideo d'il y a soixante ans, le peintre d'un monde qui tend à disparaître. Lorsqu'il évoque pour nous ces salons rouges de l'époque rosiste, où des dames se font la révérence, ces rues aux maisons basses où des nègres dansent ou se dandinent en remuant leurs bras comme des ailes de pingouins, ces casernes de Rosas où les chinas jouent du couteau en attendant leurs amants, ou enfin la pampa, la plaine immense et triste, avec de loin en loin ses ombus, ces grands arbres solitaires qui évoquent à eux seuls toute une forêt, ses gauchos aux costumes éclatants, ses pulperias, ses diligences embourbées, il sait bien que tout cela n'existe plus que dans son souvenir. C'est avec sa mémoire qu'il peint, avec ses impressions d'enfant que, timidement, son pinceau essaie de recréer peu à peu le miracle d'une vie, d'une société et d'une nature l'une et l'autre disparues. Et, il nous les restitue plus mystérieuses, avec cette espèce de lumière étrange, miraculeuse, qui éclaire ce kaléidoscope de l'enfance. Le charme de Figari est extraordinaire, il tient non seulement à la nostalgie des scènes qu'il évoque, à la sensibilité frémissante de ses moindres touches, mais surtout à la délicatesse inouïe de son coloris. Pedro Figari restera certainement comme un des coloristes les plus merveilleux qui soient. On ne peut avoir une idée de ses toiles tant qu'on ne les a pas vues. Il dispose d'une gamme de rouges, de roses, de jaunes, de bleus et de verts étourdissante. On sait qu'en Uruguay et en Argentine, surtout à cette époque, les maisons étaient peintes de couleurs tendres, aussi rien n'égale la délicatesse des maisons roses ou bleu pâle de Figari, les harmonies de bleus et de gris de ses ciels, et sur ces fonds délicats, les teintes vives des robes coloniales, si délicieusement criardes parfois, si gaies, si pimpantes, les taches noires des visages et des mains des nègres, et les costumes éclatants des gauchos. N'étant asservi à aucune réalité, suivant tous les caprices du souvenir et de l'imagination, la peinture de Figari est d'une richesse de poésie éblouissante. Toutes ces teintes délicates, vibrantes, posées par petites touches brillantes et ruisselantes de lumière nous enchantentet nous émeuvent. Une vie intense se dégage de ces scènes animées parfois d'un rythme trépidant, parfois d'une intense mélancolie. Les personnages sont peints par touches qui nous semblent tout d'abord gauches et malhabiles, puis nous nous apercevons qu'elles traduisent beaucoup mieux qu'un dessin ferme et précis le mouvement des corps, le rythme de la marche ou de la danse. Quelques touches posées négligemment, nous semble-t-il, nous donnent tout le déhanchement des nègres, leur allure molle de grands singes indolents aux bras ballants. Et cela nous persuade de l'authenticité de l'art de Figari. Ses nègres, vus ainsi dans cette sorte de brume poétique qui se dégage de ses toiles n'en sont pas moins d'une émouvante vérité. Il semble qu'aucun peintre n'ait su comme lui pénétrer la psychologie des nègres d'Amérique. Il nous les montre sous les aspects à la fois les plus pathétiques et les plus pittoresques de leur vie, au cours de ces fêtes où ils retrouvaient le souvenir brûlant des traditions africaines de leurs ancêtres et en faisaient une ridicule parodie. C'est un mélange douloureux de joie et de tristesse : portant des coiffures et des habits extraordinaires, ils se montrent ridicules avec solennité, ils essaient de se tenir raide, ils copient leurs maîtres, ils se traitent avec cérémonie et défilent à la queue leu leu ou bien ils se livrent à la joie la plus effrénée, font les pires extravagances et s'abandonnent à leur divertissement favori : la danse. C'est alors le Candombe, la danse la plus typique des nègres d'Uruguay que Figari a très souvent évoquée. Les grosses négresses aux robes à fleurs se trémoussent en pinçant leurs jupes, en agitant leurs grosses croupes tandis que leurs cavaliers remuent leurs jambes molles et que sur les balcons et les escaliers de bois d'autres nègres regardent. Il n'y a plus d'esclaves en Amérique, il y a beaucoup moins de nègres en Uruguay qu'il y en eût et ceux qui restent ont beaucoup perdu de leur pittoresque. Pourtant ces scènes qu'a peintes Figari et qui constituent comme la passion des nègres en Amérique, depuis la noce jusqu'à l'enterrement, nous touchent profondément parce qu'à côté de leur caractère anecdotique il y a un accent humain si émouvant qu'on ne saurait s'y méprendre. Il a vu dans le nègre l'homme primitif, plus près de la nature, plus exempt des tics de la civilisation et c'est en évoquant les scènes de la vie nègre auxquelles il a assisté dans son enfance, qu'il a compris toute la nostalgie de cette race déracinée et mieux que quiconque il l'a su rendre. Nous avons écrit le mot «anecdotique» et en effet, presque toute la peinture de Figari est anecdotique, mais comme peut l'être la poésie du Francis Jammes et d'une façon si charmante, et surtout si vraie, si humaine, si émouvante, sous ses dehors aimables et de tendre poésie que cette anecdote devient une qualité de plus. Ce que la peinture moderne avait banni, c'était l'anecdote vide et froide, sans âme, les cardinaux rubiconds jouant avec leurs chats, les beaux hussards de l'Empire présentant un billet de logement, mais les sujets de Figari évoqués avec uneardeur si touchante, un lyrisme si ingénieux par une âme si pieusement émue nous touchent aussi profondément que les scènes galantes de Watteau. Leur grâce, leur finesse, la délicatesse de leurs coloris ne sont pas sans analogies. Il Y a chez l'un et chez l'autre le même mélange de gaieté légère et étourdie et de chimères, de tendresse et de nostalgie. Nous avons vu avec les scènes nègres cette nostalgie s'aviver de toute une verve burlesque et dans bien des scènes nous retrouverons une certaine ironie amusée, notamment dans les scènes de salon, ou dans cet extraordinaire cortège de buveurs en chapeau de forme qui enterrent l'un des leurs après avoir, suivant sa volonté, bu et festoyé toute la nuit. Mais en général, il se laisse conduire par la grandeur et la trisresse de son sujet, et lorsque ce sujet est la pampa, il n'y a plus aucune place pour le rire et la joie. Même les fêtes et les danses revêtent dans la pampa une tristesse implacable. Les gauchos sont assis en rond ou accroupis au milieu du cercle, quelques couples dansent en se tenant par la main. Les cavaliers barbus ont leurs bottes et leur poncho, les femmes portent des robes longues et voyantes. Il y a, derrière, le mur rose ou jaune d'une estancia et un coin de ciel d'un bleu éteint. Ou bien cette fête se passe sous un ombu, un de ces vieux arbres solitaires de la pampa, énormes, magnifiques, paternels, et à leur ombre ces fêtes semblent graves comme des rites. On sait que le gaucho est devenu un personnage de légende, un personnage héroïque qui tend à disparaître peu à peu devant les progrès de la civilisation, devant les chemins de fer, devant les machines agricoles. Peut-être en reste-t-il encore quelques exemplaires dans les provinces les plus reculées de l'Argentine et de l'Uruguay. Cependant, la littérature s'est emparée d'eux et continue de les célébrer. Mais peu importe qu'ils disparaissent, ils vivent dans les peintures de Figari. Il est le peintre de la pampa, il a sû en traduire l'impression formidable de solitude, de nostalgie et d'abandon. Qu'il peigne un cavalier perdu dans le ciel, une charrette arrêtée devant un gué ou une diligence qui traverse la pampa, cahin-caha sur la piste inégale, brinqueballant dans les ornières avec sa bâche rapiéciée, seule, abandonnée dans cette plaine grise et rose, il nous entraîne dans un monde plein de grandeur, de calme, livré aux forces les plus profondes de la nature, oppressé par l'infini des jours, de la plaine et du ciel. Comme avec les moyens les plus simples son art est expressif, angoissant. Assis devant le mur d'une maison un gaucho aveugle joue de la guitare et de cette petite toile s' élève un chant si triste que nous en sommes tout bouleversés. Puis voici les «quitanderas». Nous évoquions tout à l'heure Watteau, nous pourrions comparer maintenant à //l'Embarquement pour Cythère// les toiles où il a peint les quitanderas, espèce de bordels ambulants qui transportaient à travers la pampa une pleine voiturée de filles nomades. Les gauchos accouraient des quatre coins de la plaine et Figari nous montre autour de la voiture ces conciliabules d'amour, ces embarquements pour Cythère d'une tristesse âpre et désespérée. Pauvre amour que celui des gauchos et des filles nomades, pauvre amour aussi que celui de ces chinas qui attendent devant les casernes de Rosas la sortie de leurs amants soldats, en jouant ou en se battant à coups de couteau. Comme leur attente semble tragique devant ces casernes roses, sous ce ciel gris et bleu, impalpable. On sait combien fut dramatique cette époque de Rosas. Nous en retrouvons l'atmosphère lourde dans nombre de toiles que Figari lui a consacrées. Il nous montre le dictateur à l'air sombre et soupçonneux dans les cérémomes officielles, au milieu de tout ce rouge qu'il avait imposé, qui symbolisait sa cruauté, et qu'on retrouvait des revers de sa veste aux tentures des salons. Dans //la Pétition//, le voici inexorable devant un jeune secretaire qui est venu lui demander la grâce d'un condamné. Il a près de lui sa fille, si bonne et si douce. Et voici d'autres scènes, l'attaque d'une diligence, des unitaires bravant un cortège fédéraliste, des fédéraux brutalisant les femmes à la sortie d'une église pour leur attacher au corsage l'emblème des partisans de Rosas, l'assassinat du général Quiroga, l'indépendance de l'Uruguay. Dans toutes ces scènes la matière historique se modèle suivant le rêve de l'artiste, s'anime de poésie et de sentiment, elle se gonfle d'une vie intense. Puis voici des scènes qui n'ont plus de caractère historique et qui se bornent à évoquer la vie de Montevideo à l'époque de l'enfance du peintre. N'oublions pas qu'il a soixante-dix ans et qu'il les a vues ces vieilles dames en crinoline se faisant des révérences ou assises sur des canapés de peluche rouge. Il y a au mur de grands portraits avec des cadres dorés. Une jeune femme coiffée d'une mantille joue de l'éventail sous le portrait de son aïeule. Un monsieur avance et s'incline, une vieille bonne nègre se tient debout près de la porte. Ou bien, c'est un bal. Des couples dansent lentement, cérémonieusement. Et à travers l'atelier de Figari c'est une course éperdue dans un monde délicieux, aux modes désuètes et touchantes. Nous nous promenons à travers des rues, des places, des cours et des maisons dont l'aspect ne cesse de nous émerveiller. Que de toiles à évoquer, qui nous semblent uniques par l'harmonie de leurs couleurs, mais en voici d'autres tout autant admirables. C'est un papillotement de bleus atténués, de roses, de mauves, de jaunes et de gris pour les extérieurs, de rouges sombres, de beaux rouges Second Empire lorsqu'il évoque les salons de nos grand'mères, dans une lumière de rêve. Enfin, voici, sur des cartons séparés (Figari ne peint jamais sur toile, mais uniquement sur carton) lespersonnages qui prennent part à cette féérie, des nègres et des négresses notamment, d'une fantaisie si amusante et pourtant si vivants qu'on a peine à croire que ce ne soient pas de véritables portraits. Bien que le passé soit principalement son domaine, Pedro Figari a voulu se prouver et nous prouver à nous mêmes qu'il pouvait peindre avec la même virtuosité des scènes de la vie actuelle, des courses de taureaux, des processions, des joueurs de boule, des clowns, ou des paysages et il l'a fait en employant la même technique qui s'est révélée particulièrement souple et séduisante. Ses courses de taureaux notamment, sont enlevées avec une verve remarquable. Mais Figari n'est pas seulement peintre, c'est un poète et un philosophe, extrêmement riche d'idées et d'impressions neuves, ainsi que le prouvent son [[http://figuras.liccom.edu.uy/figari:obra:literatura|Arquitecto]] (Le Livre Libre) ou son //Essai de philosophie biologique, art, esthétique, idéal// (traduit par Charles Lesca, Editions de la Revue de l'Amérique Latine). Nous ne pouvons songer dans cette courte étude à donner une impression, si rapide soit-elle, de ses idées philosophiques et de ses théories sur]' art ; cela nous entraînerait trop loin. Bornons-nous à signaler que ses recherches sur les origines de l'art l'ont conduit à essayer de faire revivre l'homme de la préhistoire. [[http://figuras.liccom.edu.uy/figari:obra:literatura|El Arquitecto]] est illustré d'une infinité de petits dessins représentant l'homme préhistorique et des animaux, qui, jouant le rôle de culs-de-lampe, séparent les uns des autres les poèmes animés d'un souffie biblique, à la fois barbare et raffiné, de ce livre curieux. Mais il a peint aussi des scènes profondément saisissantes de la vie préhistorique. Dans un décor montagneux, sur un sol rougeâtre, des troglodytes aux formes massives sont réunis à l'entrée de leurs cavernes, un autre assis sur le haut d'un rocher joue de la flûte. Naissance des premières pensées qui ne sont pas dictées par la nécessité des besoins, l'art naît dans ces cerveaux épais. Après la peinture anecdotique, historique, l'art de Figari côtoie la peinture philosophique, mais là encore, il sait être, avant tout, un peintre. Le cerveau n'impose pas à la main ses conceptions, il suit docilement l'inspiration de l'artiste. Mais le plus étonnant chez Figari c'est ce don prodigieux qui est en lui de transposer dans sa peinture toute l'émotion qu'il ressent. Disons encore qu'il n'a pas eu de maître, il s'est formé tout seul, petit à petit, comme le Douanier Rousseau, et, comme lui, ne s'est mis à peindre que très tard. Il exerçait à Montevideo son métier d'avocat et ne peignait que pour se délasser. C'est l'admiration de quelques amis qui l'imposa à ses compatriotes d'abord, aux Européens ensuite, et ce n'est que depuis quelques années qu'il a abandonné son métier d'avocat pour se livrer exclusivement à la peinture. Il habite maintenant Paris. Terminons en rendant un pieux hommage à son fils aîné qui était son confident et son disciple, qui avait peint déjà des oeuvres remarquables et en qui Pedro Figari mettait tous ses espoirs. Il lui fut, malheureusement, enlevé brutalement en 1928, et il ne reste de cet infortuné jeune homme que quelques oeuvres peintes dans la même manière que son père et complétant, d'une façon touchante, l'oeuvre commune.