I. Pedro Figari en hipertexto

Diferencias

Muestra las diferencias entre dos versiones de la página.

figari:otros_documentos:di_maggio_-_pedro_figari.pdf [2011/08/04 17:44]
arodriguez
figari:otros_documentos:di_maggio_-_pedro_figari.pdf [2019/07/25 07:48] (actual)
Línea 127: Línea 127:
 **La peinture en état de grâce** **La peinture en état de grâce**
  
-Figari est l'auteur d'une utopie (Historia Kiria). Sa thématique picturale est également+Figari est l'auteur d'une utopie ([[http://figuras.liccom.edu.uy/figari:obra:literatura:figari_pedro_-_historia_kiria.pdf|Historia Kiria]]). Sa thématique picturale est également
 utopique. Cette caractéristique a déconcerté ses critiques comme ses admirateurs. Il existe un décalage entre l'iconographie utilisée par Figari et les intentions réelles du peintre. Ce que voit le spectateur est différent de ce qu'a dessiné le peintre. Le premier distingue des figures de Noirs et de gauchos, souvent représentées dans des ambiances de fêtes, même lorsqu'il s'agit d'enterrements ou de veillées funèbres. utopique. Cette caractéristique a déconcerté ses critiques comme ses admirateurs. Il existe un décalage entre l'iconographie utilisée par Figari et les intentions réelles du peintre. Ce que voit le spectateur est différent de ce qu'a dessiné le peintre. Le premier distingue des figures de Noirs et de gauchos, souvent représentées dans des ambiances de fêtes, même lorsqu'il s'agit d'enterrements ou de veillées funèbres.
  
-Le second invente un univers qui échappe aux condi tions immédiates et logiques.+Le second invente un univers qui échappe aux conditions immédiates et logiques.
 Lorsqu'on l'interrogeait sur la singularité de ses couleurs, Figari répondait fréquemment : "C'est la lumière du souvenir". Ce n'est qu'une simple phrase, et même si elle est bien tournée, elle renferme une certaine dose d'espièglerie et une tentative délibérée de dissimuler les clefs de sa peinture. Figari a parlé d'une époque ancrée dans son souvenir. Il a assisté à des //candombes// (danses des Noirs) urbains et à des danses créoles à Montevideo (aujourd'hui, on retrouve ces traditions au moment du carnaval, mais ces coutumes ont été déformées et commercialisées). Il s'est promené dans les champs et dans les propriétés familiales, où l'on donnait des fêtes en plein air qui ont Lorsqu'on l'interrogeait sur la singularité de ses couleurs, Figari répondait fréquemment : "C'est la lumière du souvenir". Ce n'est qu'une simple phrase, et même si elle est bien tournée, elle renferme une certaine dose d'espièglerie et une tentative délibérée de dissimuler les clefs de sa peinture. Figari a parlé d'une époque ancrée dans son souvenir. Il a assisté à des //candombes// (danses des Noirs) urbains et à des danses créoles à Montevideo (aujourd'hui, on retrouve ces traditions au moment du carnaval, mais ces coutumes ont été déformées et commercialisées). Il s'est promené dans les champs et dans les propriétés familiales, où l'on donnait des fêtes en plein air qui ont
-aujourd'hui disparu. Il s'est servi des réalités de son époque - qui cachaient à peine une au tre réalité - pour les replacer dans une période illusoire, plus lointaine et plus distante : celle dont lui avaient parlé des personnes d'une autre génération que la sienne. Il ne s'agissait pas de la mémoire proustienne, qui fait revivre un passé personnel vécu délicieusement. Figari a inventé une +aujourd'hui disparu. Il s'est servi des réalités de son époque - qui cachaient à peine une au tre réalité - pour les replacer dans une période illusoire, plus lointaine et plus distante : celle dont lui avaient parlé des personnes d'une autre génération que la sienne. Il ne s'agissait pas de la mémoire proustienne, qui fait revivre un passé personnel vécu délicieusement. Figari a inventé une mémoire de la mémoire afin de mieux illustrer une vision du monde qui n'avait pas de pendants concrets. De là sa fusion sémantique de la vision avec l'anecdote. Il faut voir dans les formes figariennes l'adaptation d'une période de situations révolues à un présent ontologique qui ne se 
 +réifie pas dans le passé. Ceux pour qui cet aspect de l'oeuvre de Figari n'est pas visible ne peuvent apprécier que son côté banal, pittoresque et informatif. Ils oublient, consciemment ou à leur insu, que tout système pictural est une convention, et qu'il est important de trouver le code implicite sur lequel il repose. 
 + 
 +Figari fut unique et multiple. Le penseur et l'idéologue qu'il était a su transcender le 
 +dualisme philosophique traditionnel. Dans le domaine de l'art plastique, il a puisé ses éléments esthétiques dans de nombreuses tendances et dans l'oeuvre de peintres divers. C'était un autodidacte. Au cours de ses brefs passages dans les ateliers de Sommavilla et de Ripari, il apprit tout juste les rudiments techniques indispensables à la correction d'insuffisances excusables. Pour le reste, son oeil avisé et sa vive intelligence lui permirent de faire le point sur chacune de ses expériences et de les mémoriser jusqu'au moment de les peindre. Dans un milieu dominé par l'académisme du premier peintre national, Juan Manuel Blanes (1830-1901), Figari préférait contempler les oeuvres de la collection de son ami Milo Beretta (1870-1935), un peintre raffiné qui avait ramené d'Europe la superbe //Diligence// de Van Gogh. Quelques dizaines d'années plus tard, il reproduisit le thème de ce tableau qui le hantait, en le personnalisant par des éléments appartenant aux coutumes uruguayennes. Personne n'y vit sa citation érudite. Il reprit également des oeuvres de Pierre Bonnard, d'Edouard Vuillard, de Constantin Guys, de K.X. Roussel (les figures féminines aplanies de ses //Paysannes endimanchées// (1890) sont peut-être empruntées à ces peintres). Ses visages peints à peine esquissés s'inspirent surtout des bustes flous de Medardo Rosso. Dans sa jeunesse, en 1890, il travailla la fermeté de son trait dans un autoportrait en compagnie de sa femme. Au cours de ses promenades dominicales dans les faubourgs de la ville, il effectuait de petites aquarelles de paysages. Ces tableaux de jeunesse ont une tendance réaliste. Figari les signa prudemment sous les pseudonymes de P. Weber et de P. Merlin. Il agissait plus par manque d'assurance par rapport à sa formulation esthétique, que par crainte que l'ordre institutionnel ne sanctionnât sa double activité d'avocat et de peintre. En 1886, il profita de son voyage de noces pour visiter les musées et rencontrer des personnalités célèbres de la culture 
 +européenne. A son retour, il continua de s'informer des événements et des nouveautés artistiques en lisant des journaux et des revues qu'il se faisait envoyer régulièrement. Il fit son éducation artistique en discutant et en observant. Ses magnifiques dessins, réalisés à la hâte lorsqu'il était avocat d'office dans l'affaire Almeida, ne sont pas les fruits du hasard. Ils sont exécutés au fusain et leur côté satirique rappelle les traits en mouvement des croquis de Goya et de Daumier. Figari insiste sur le caractère primitif des personnages représentés. Des hachures transversales ou verticales réitérées exaltent le relief des personnages, faisant d'eux de véritables archétypes. Certains dessins aux rythmes linéaires et aux contours délimités font penser à des réalisations  
 +enfantines. Ils annoncent déjà le Figari de demain, étranger à la douceur hédoniste des croquis de Bonnard, réalisés à la mine de plomb et cherchant à rendre avec exactitude un modèle. 
 + 
 +Parler de la filiation impressionniste et symboliste de Figari est un lieu commun. Il a connu ces deux courants et les a respectés. Mais il s'est toujours tenu à l'écart de leur lyrisme, de leur palette de couleurs complémentaires et de leurs traits fragmentés. En revanche, il leur a emprunté le concept de "série", qui veut qu'une peinture ne se suffise pas en soi, mais qu'elle se transcende et se poursuive au travers d'autres oeuvres. Figari ne s'est pas servi de ce principe pour étudier les variations de la lumière (ainsi que le fit Monet avec ses cathédrales), mais pour la figer dans une dimension métaphysique. II n'est donc pas étonnant qu'après ses tentatives manquées à l'École des arts et métiers, Figari ait continué à peindre avec toujours plus de brio. Durant la 
 +première phase d'un processus irrépressible, il s'intéresse aux choses qui l'entourent. //Le Petit Cheval de toutes les corvées// (1918-1921) est une composition rigoureuse qui est faite de différents plans horizontaux : une maison, un ranch et un cheval, prolongés par des ombres longues et plates et par une lumière provenant de l'un des côtés. Ce tableau ne reflète pas encore l'espace imaginaire ni le souvenir restauré qui caractériseront plus tard sa peinture. Il s'agit plutôt d'une transposition fidèle de la réalité, dont la simplicité obéit aux canons établis par Pedro Blanes Viale (1879-1926). Ami et successeur de Figari à la direction de l'École des arts et métiers, Blanes Viale 
 +fut le chef de file d'un courant national qui regroupa, à l'académie Vity (Paris), les élèves de Hermen Anglada Camarasa (1873-1959) : José Cúneo (1887-1977) et Carmelo de Arzadun (1880-1960). Ce groupe est représentatif de l'art pictural des années 20, caractérisé par l'emploi de couleurs vives. 
 + 
 +Parfois, de manière irrégulière, Figari a eu recours à l'observation directe. Les lavandières, les scènes de tango, les hommes au labour ou les animaux typiques de la faune uruguayenne sont des thèmes qu'il utilise fréquemment, surtout dans ses  dessins. Ceux-ci sont de tendance naturaliste, voire expressionniste. Cette façon de peindre témoigne des différentes orientations qu'il a suivies. Ses débuts prouvent que Figari n'était pas insensible au cubisme ni à la peinture métaphysique italienne. Parfait connaisseur de l'art de son époque, il était constamment informé, mais occultait ces qualités en les masquant par des références obliques et fuyantes. II ne poursuivait pas la stratégie d'un peintre soucieux de dissimuler ses influences directes, mais obéissait à une position intellectuelle et éthique en accord avec sa foi américaniste. C'est ce qu'il 
 +affirma dans une lettre au Président de la République, Baltasar Brum, datée du 10 mars 1919 : "Lorsque j'ai lancé l'idée de régionaliser notre oeuvre, d'en faire une oeuvre américaine, certains esprits, qui vouent une admiration illimitée aux cultures traditionnelles du Vieux Continent, ont considéré que mon programme était une utopie, voire une folie. Or, il était simplement sensé. En dehors du fait que l'autonomie soit la seule qualité digne du civilisé, on comprendra qu'il ne s'agit pas de faire table rase des précieux trésors accumulés par le Vieux Continent, ni d'ignorer les artistes dont l'oeuvre est estimable. Au contraire, notre utilisation de ces biens doit tout simplement obéir à un critère propre, non au psittacisme et à l'imitation. C'est cela que j'entends par rationaliser, et cela m'est recommandé par la voix de la sagesse la plus élémentaire. En 
 +d'autres termes : il faut travailler guidé par un esprit qui nous soit propre, sans délaisser les oeuvres profitables, d'où qu'elles viennent. Il est évident que cela implique une prise en compte des particularités du milieu. Pour parler plus clairement, l'observation de notre entourage est une nécessité et un avantage. Elle est aussi une obligation imposée par la dignité qui caractérise une race". Quelques paragraphes plus bas, il ajoutait, dans une phrase d'une surprenante actualité : "Les peuples ayant la même origine, des besoins et des aspirations identiques, mais aussi une distribution de richesses qui est complémentaire, doivent s'associer pour édifier l'oeuvre américaine. Il s'agit pour eux de coopérer et de s'orienter vers la conquête de leur efficacité. Quel 
 +autre idéal supérieur peuvent désirer ces peuples ?" Visionnaire, Figari est aussi notre 
 +contemporain. Pour exprimer cette pensée et la mettre en pratique, il n'eut pas recours à sa condition de critique littéraire. Il écrivait sous le pseudonyme de Lope Lépez. Il ne se servît pas davantage de ses influences. Son intelligence lui permit d'assimiler facilement les modèles qui l'entouraient, parce qu'il ne cherchait pas à les imiter. Un oeil averti est capable de remarquer, en observant ses cartons, que Figari s'est inspiré de Gauguin, de Munch, de Maurice Denis ou de Renoir. Les //pericones// dansés sous les orangers en fleurs ne sont pas autre chose que la version "pampera" du //Moulin de la Galette//. Mais ces emprunts relèvent d'un lexique différent; leur structure est personnelle et ne prête pas à confusion. Figari a utilisé des formes qui n'étaient pas les siennes, comme le fît Picasso dans un autre registre. Il éternisa des éléments externes, car son syncrétisme plastique était illimité. 
 + 
 +On ne doit pas oublier qu'à côté du Figari penseur et peintre, il existe un Figari écrivain 
 +et poète. Le cercle littéraire argentin, qu'il côtoya entre 1921 et 1925, partageait ses idées. Ses amis et défenseurs s'appelaient Jorge Luis Borges, Ricardo Güiraldes, Oliverio Girondo ou Ildefonso Pereda Valdes. Ensemble, ils réalisèrent la revue littéraire //Martín Fierro//, qui traitait, sous des aspects différents et contradictoires, des rapports entre l'avant-garde et l'identité culturelle. Martín Fierro prônait un retour salutaire aux sources créoles et à la terre. Cette revue exprimait l'exaltation des Argentins - et, par extension, de tous les habitants du Rio de La Plata - face à une culture cosmopolite envahissante. Le roman de Ricardo Güiraldes, //Don Segundo Sombra// (1926), est le modèle de cette glorification. Il s'agit d'une élégie mettant en scène un gaucho, qui s'échappe de son univers pour se retrouver dans un monde plus cruel, et qui y fait son apprentissage de la virilité. Güiraldes était issu de la haute bourgeoisie - dont Figari allait faire partie dès son retour à Montevideo. Selon Borges, "tout langage est un alphabet de symboles dont la pratique présuppose un passé que partagent les interlocuteurs". Le poète franco-urugayen Jules Supervielle connaît le langage dont parle Borges. On ressent dans ses poèmes le murmure de l'Amérique. Ses recueils de poèmes: //Poèmes// ; //Débarcadères// et ses romans : //L'Homme de la pampa// ;// Le Survivant// ; //Boire à la source// (livre de souvenirs d'Uruguay) décrivent des cieux immenses, de vastes horizons qui évoquent une région adamique à l'aube de la vie. Deux de ses livres portent des titres significatifs : //Naissances// et //Premiers Pas de l'univers//. Ils récréent un monde antérieur au péché et à la mort. Les caractéristiques des figures de troglodytes figariens ou celles du monde utopique de ses Kiriens ne sont guère différentes. 
 + 
 +De tels glissements entre la littérature et la plastique chez Figari, cette réutilisation et 
 +cette dissémination d'influences rendent les images - littéraires et picturales - très complexes. Apparemment, les //candombes//, les danses créoles ou les salons des autorités fédérales, où tout semble facile, limpide et différent, exercent une séduction immédiate sur lui. Figari s'éloigne peu à peu du XIXéme siècle pour pénétrer dans le XXéme. A l'instar des Fauves, il conçoit des formes qui ne correspondent pas aux connaissances empiriques ou rationnelles, mais plutôt à une sorte de perception intuitive d'un monde en perpétuel devenir. Cette perception focale unitaire entraîne 
 +dans la peinture de Figari des formes représentatives très schématiques, et l'emploi de teintes plates qui conduisent à une dépersonnalisation et à une uniformité semblables à celles des primitifs. Les Fauves se sont servis des fétiches africains et les expressionnistes des idoles d'Océanie pour réinventer leurs formes. Figari choisit de représenter le Noir, créateur des fétiches. Courbet a peint les tailleurs de pierre et Van Gogh les mangeurs de pommes de terre. Figari réserve aux défavorisés de ce monde un espace qui leur est propre, où ils sont libérés des maîtres et des exploiteurs. On retrouve ici, comme toujours, l'humanisme de M. Figari, défenseur de la vérité judiciaire et de l'abolition de la peine de mort. Mais le positiviste n'en devient pas sociologue pour autant. Le Noir est le personnage central des tableaux. Dans une dynamique productrice de rythmes, il occupe entièrement l'espace du support. Ces figures dansantes semblent flotter. Elles se rejoignent d'une toile à l'autre et font corps avec la matière qui les crée.  
 + 
 +Le peintre et restaurateur Juan Corradini est l'auteur d'un essai fascinant sur la calligraphie de Figari : //Radiografía y macroscopía del grafismo de Figari//. Ce livre, très technique, comprend des photos des oeuvres de Figari. Les détails des peintures ont été mis en valeur par différentes sources lumineuses : lumière diffuse, rasante, zénithale ou tangentielle. La photographie reproduit la lumière réfléchie sur la surface des tableaux. C'est pourquoi certains tableaux ont également été radiographiés, afin que les images apparaissent en transparence. La radiographie permet de se rendre compte des variables et des constantes de l'écriture plastique de Figari. Elle fait aussi clairement ressortir l'analogie structurelle entre les touches de couleur visibles et celles 
 +qu'on ne remarque pas. La plupart des tableaux de Figari sont réalisés sur du carton, sans fond préalable. A certains endroits, le carton n'est pas recouvert de peinture. La radiographie, en mettant à nu le procédé créatif utilisé par Figari, permet de déceler des textures cachées d'une beauté insolente : une ébauche au crayon, un dessin précis réalisé avec la pointe du pinceau (servant à brosser les éléments principaux de la composition), puis l'application des fonds. A première vue, le graphisme de Figari est direct et dynamique. La matière en est généreuse, les couleurs abondent et sont reliées par d'interminables arabesques. En regardant ses oeuvres en transparence, on leur découvre une beauté plastique insoupçonnée, un modelage raffiné qui exalte 
 +l'image visible. Ses coups de pinceaux sont longs, ses traits sont curvilinéaires et différenciés. Parfois, Figari s'interrompt brusquement pour charger son pinceau de peinture et produire ainsi un effet de relief en "chou-fleur". A d'autres endroits, les touches de peinture ressemblent à des coups de fouet : les courbes se referment en boucle ou en spirale ou - lorsqu'il s'agit de traits verticaux - elles prennent la forme de "S" allongés et ondoyants. Ces éléments, qui sont parfois associés à des coups de pinceau et de spatule, traduisent le plaisir sensoriel ressenti par Figari lorsqu'il peignait. L'agencement structurel des tableaux de Figari, nettement plus vigoureux que l'image 
 +elle-même, met à nu son vitalisme. Chacune de ses oeuvres reconstitue le processus créatif et propose ainsi une nouvelle histoire de la peinture. 
 + 
 +Sur un plan conceptuel et expressif, Figari part à la recherche d'une existence originelle, 
 +vierge des contradictions de la civilisation actuelle. Dans ce but, il invente un monde qui n'est pas, n'a jamais été et ne sera jamais. Mais la mémoire présumée et la lumière du souvenir ne sont que des prétextes pour recréer un paradis terrestre, le bonheur annoncé. Cette félicité ne compense pas les souffrances, mais permet de célébrer gaiement une existence libre.  
 + 
 +Figari aurait pu dire, comme son ami Bonnard : "Je ne suis d'aucune école : je cherche 
 +uniquement à faire quelque chose de personnel". Il a beau se poser en documentaliste des traditions uruguayennes, il affirme également : "En regardant mes peintures, mes souvenirs reviennent, sans doute magnifiés par rapport au moment où j'ai ressenti ma première émotion. Par la suite, j'ai idéalisé tout ce qui concerne notre campagne, la poésie du noble effort produit par le gaucho et sa compagne afin de modeler une âme américaine". Il voyait ses peintures avec le même plaisir qu'un adulte se remémorant l' univers de son enfance. Mais il ne faut pas se méprendre sur Figari. Il fut un être plus rationnel que sentimental, même s'il a pu - comme tout le monde - tomber parfois dans la sensiblerie et la nostalgie. L'académisme de Blanes a mystifié le gaucho en en faisant un personnage romantique et rêveur. Son apparent descriptivisme réaliste a pris le relai de l'oeuvre des artistes voyageurs du début du XIX' siècle qui, plus modestement, 
 +avaient immortalisé des paysages et des coutumes inconnues. L'impersonnalité des toiles optimistes et naïves de l'Anglais Emeric Essex Vidal (1791-1861) et le lyrisme enveloppant de l'Alsacien Adolphe d'Hastrel de Rivedoux (1805-1875) sont des témoignages de l'époque dorée de la société naissante du Rio de La Plata. Emeric Essex Vidal disparut le jour de la naissance de Figari ; ses toiles furent publiées dans l'album : //Picturesques Illustrations of Buenos Aires and Monte Video//. Ces artistes ont été des pionniers, des documentalistes qui ont élaboré le premier inventaire des coutumes uruguayennes. Figari a évité cette tendance. Il était convaincu qu'il fallait "faire renaître le sentiment américain naturel, qui a temporellement disparu à cause de notre fascination pour ces civilisations européennes grandes et puissantes. Ce sentiment doit devenir chaque jour plus fort et plus robuste, car c'est sur lui que se fondent la distinction et la dignité d'un peuple. C'est également lui qui stimule les efforts féconds et supérieurs". Selon Figari, il ne faut pas croire en "l'illusion d'une pseudo-tradition européenne comme succédané possible" des coutumes natives. Il s'agit de fonder une tradition nouvelle sur des bases propres à l'Uruguay, sans "renoncer 
 +à la culture importée", mais sans s'y soumettre non plus. Figari a consacré sa vie à défendre cette indépendance culturelle noble et exemplaire. 
 + 
 +A cette époque, certains courants de pensée ont tenté d'ébranler le pouvoir hégémonique érigé en culture internationale, peu préoccupée par la nouvelle ethnie latinoaméricaine formée d'Européens, d'Américains et d'Africains. Ces courants se sont concrétisés dans différents mouvements, comme l'école muraliste mexicaine. Figari, et après lui le constructiviste Joaquín Torres Garda en sont des exemples. En rejoignant la pensée de Figari, le poète congolais Théophile Obenka disait, en français : "Les mots sont leurs mots, mais le chant est nôtre". Dans le langage de Borges, découvrir une intonation, une syntaxe particulière, c'est avoir trouvé un destin. L'un des nombreux destins de Figari fut de concrétiser un univers pictural unique, si personnel qu'il n'eut, ni ne put avoir de successeurs. Il eut à peine quelques échos dans sa propre littérature poétique et narrative. Les correspondances possibles qu'on lui a trouvées (avec Güiraldes ou Supervielle) relèvent sans conteste du //Zeitgeist//. De même, l'esprit de son temps a entraîné dans ses compositions un agencement aussi rigoureux qu'un syllogisme. Derrière la spontanéité apparente et la liberté de ses thèmes et de sa technique, la divine proportion semble commander, dans chaque scène, la distribution des personnages et des éléments naturels. Les lignes horizontales prédominent. Ainsi dans //Jour de battage//, le ciel se découpe en bandes parallèles, u'on retrouve dans l'architecture coloniale des maisons, traversées par des lignes verticales énergiques dissimulées par les grilles, les fenêtres ou les troncs d'arbres. Elles créent des zones de tension, des atmosphères désolées et menaçantes semblables à celles de Giorgio De Chirico et d'Edward Hopper. Dans d'autres tableaux, comme //Fantaisie//, des cieux mobiles et expansifs et des ombus produisent un climat imaginaire et onirique. Parfois, Figari utilise d'interminables arabesques pour donner du mouvement à des scènes débordantes de vitalité : des couples de gauchos avec leurs compagnes, des dames dans les salons des autorités fédérales (mises en valeur par le rouge carmin cher au dictateur argentin de l'époque, Rosas) ou des //candombes//. Dans //Le Repentir//, satire grotesque aux accents populaires inimitables, il explore le domaine de l'abstraction expressionniste. Son raffinement chromatique fait dire à Georges Pillement, en 1930, qu'il "restera certainement l'un des coloristes les plus merveilleux qui soient". La palette flamboyante de Figari colore des rythmes obsédants et constants. Elle attire l'oeil sur des détails révélateurs, comme de légères expressions ou des attitudes. Pour les tableaux représentés à l'intérieur de ses tableaux, les nuances sont plus soutenues, comme si elles venaient formuler un commentaire ironique. Dans l'agencement habile des figures de chats et de chiens, elles indiquent une direction ou soulignent un mouvement qui incite immédiatement au sourire. Une analyse sémiotique visuelle des détails de Figari serait probablement très révélatrice. Il ne les multiplie pas simplement pour faire de l'humour, ni par souci formel. Il cherche au contraire à créer une complicité en distribuant, comme au hasard, des signes qui attirent le spectateur et l'attrapent pour le conduire au-delà des images représentatives. Ces détails figurent sur les premiers plans, mais aussi dans les scènes de groupe. Dans //La Bataille d'Alexandre// d'Albrecht Altdorfer, un ciel tourmenté et menaçant semble se précipiter sur des armées minuscules. Figari n'a en commun avec ce peintre que l'immensité et la majesté de ses cieux. Le ciel figarien est protecteur ; il est la 
 +représentation naturelle de l'innocence des gauchos, qu'il exalte par son aspect calme et archaïque. Certains détails humoristiques se glissent dans //Au cimetière// : les personnages vont et viennent ; l'un porte le cercueil sous son bras, l'autre dépose gaiement les couronnes mortuaires sur les tombes. On remarque d'autres détails similaires dans la dynamique farfelue de la //Visite chez le gouverneur//. Le critique Jorge Romero Brest avait raison de dire que "contrairement aux peintres français 
 +auxquels on le rattachait, Figari a pratiqué un style d'humour américain. Non parce qu'il a peint des scènes représentant des Noirs, des gauchos et leur compagnes - que même son souvenir n'aurait pu lui inspirer, sans cela elles n'eussent pas été ainsi - mais parce qu'il sut les charger de l'accent mi-sarcastique, mi-sentimental, primitif et populaire qui caractérise ces peuples américains pratiquement vierges". En effet, il ne faut pas chercher la particularité de l'oeuvre de Figari dans sa représentation plaisante et, selon certains, exotique. Celle-ci n'est qu'un prétexte pour peindre de nombreuses scènes qui émanent de l'inconscient collectif d'une société. Ces images se situent en marge de l'ordre des faits circonstantiels et temporels. Au-delà des circonstances de son époque, Figari exprime la vitalité de cette société en plaçant la peinture dans un état de grâce. 
 +\\ 
 +\\                    
 +                         Traduit de l'espagnol par Isabelle Gugnon