I. Pedro Figari en hipertexto

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Artículo que integra el catálogo de una exposición de pinturas de Figari realizada en Fiancia en 1992.

Di Maggio, Nelson - Pedro Figari. Pedro Figari 1861 - 1938. Pavillon des Arts 5 mars - 24 mai 1992. Paris-Musées, Union Latine, AFAA, 1992, pp. 25-53.


Peu de personnalités de l'art latino-américain de la première moitié du XX' siècle ont le charme et la séduction de Pedro Figari. Il fut plusieurs hommes en un seul : à la fois avocat et journaliste, député et politicien actif, écrivain original et philosophe, dramaturge et poète. Il réforma aussi l'enseignement artistique et fut un infatigable animateur culturel. Mais il dut sa célébrité à ses talents de peintre, qui firent de lui l'un des artistes les plus intéressants du continent américain. Figari mena chacune de ses activités avec une entière conviction et une maîtrise parfaite. Son oeuvre est imprégnée d'une énergie telle qu'elle ne fut comprise qu'avec le recul du temps. L'originalité de Figari tient à une personnalité complexe, audacieuse et vitale. Si son travail ne fut pas unanimement reconnu par ses contemporains, on ne conteste plus, cent trente ans après sa naissance, son génie créateur et novateur. De même qu'un fleuve s'enrichit d'affluents multiples et parfois puissants, Figari s'est nourri de la peinture. Sans qu'il s'y fût particulièrement préparé, elle lui est apparue comme une évidence.

Le contexte historique

L'indépendance de la République orientale d'Uruguay date de 1830. Ce pays d'immigrants - Darcy Ribeiro, dans Las Américas y la Civilización, les qualifie de “peuples transplantés” - s'est érigé doucement en nation dans un contexte où se succédaient des guerres civiles et des coups d'Etat militaires, suivis de périodes d'accalmie. Deux grandes factions se disputaient déjà le pouvoir : le parti Blanco et le parti Colorado, qui avaient divisé le pays en deux zones opposées : la campagne et la ville. A la mort des dirigeants et fondateurs de ces partis (Fructuoso Rivera et Manuel Oribe), la jeunesse universitaire canalisa l'entente nationale sous le gouvernement de José Ellauri (1872-1875), l'un des chefs d'Etat les plus lucides que l'Uruguay eût connu. Sous le contrôle de l'armée (1875-1886), la modernisation du pays fut mise en oeuvre et provoqua de nombreux changements dans la société urbaine et rurale. Ces modifications furent parachevées par un libéralisme dominé par les capitaux des Anglais, qui contrôlaient les moyens de transport, le secteur bancaire et le commerce extérieur. Par la suite, José Batlle y Ordoñez instaura un courant modernisateur et socialisant. Entre 1903 et 1929 (date de sa mort), son idéologie libérale fit progresser la dynamiquè sociale. En 1933, l'Uruguay atteignit son apogée économique, politique et sociale, avant de sombrer dans le déclin. Ces trente premières années du siècle fu rent des années prospères. Dans une Amérique perturbée par les régimes autoritaires, l'Uruguay était considéré comme une oasis pacifique et démocratique. La crise mondiale de 1929 n'eut pas de prise sur ce pays européanisé, qui ignorait les problèmes d'intégration sociale. On le surnommait la “Suisse de l'Amérique latine” ou “l'Athènes de La Plata”. Mais entre 1933 et 1943, le surgissement de deux dictatures dans la vie institutionnelle vint ternir cette image dorée.

Au siècle dernier, la classe politique uruguayenne s'inspirait de valeurs éthiques et culturelles dont les bases avaient été posées dans la pensée française par la théorie libérale de Benjamin Constant. Elle défendait une idéologie qui prônait la liberté sous toutes ses formes - religieuses comme éducatives - ainsi que la décentralisation administrative et l'inviolabilité du droit de propriété. A la fin du siècle, un nouvel élément vint enrichir le milieu intellectuel uruguayen. Il s'agissait du positivisme d'Auguste Comte, dans sa version spencerienne. A ce propos, Carlos Real de Azúa observe que cette “vision du monde et de la vie fondée sur les concepts de raison, d'individu, de progrès et de nature, trouva un instrument de diffusion dans ce positivisme à la fois syncrétique et systématique, qui répandit des idées immanentistes et anthropocentriques dans des secteurs qui avaient été, jusque là, trop traditionnels pour s'ouvrir à la modernité”. L'auteur ajoute : “Historiquement, cette conception du monde était celle de la classe bourgeoise triomphante et d'une partie de la population socialement mobile, qui l'avaient adoptée parce qu'elle correspondait à leur quête de bien-être et de richesse. Ce courant était caractérisé par une action individualiste et, dans sa phase finale, par une appréhension libérale du monde. Dans les faits, ce mouvement était structuré de manière très homogène, suivi par un groupe dont les individus ne pouvaient se distinguer sans encourir de risques ou provoquer le scandale”. (Carlos Real de Azúa, “Ambiente espiritual del novecientos”, Revista Número, Montevideo, 1950).

Le positivisme uruguayen du début du siècle s'est inspiré de plusieurs doctrines : l'évolutionnisme biologique de Darwin et de Huxley, le déterminisme de Taine, le monisme matérialiste de Haeckel et le vitalisme de Le Dantec. Renan, Quinet, Michelet et Zola ont également influencé ce courant de pensée axé au tour d'un libéralisme doctrinaire et universitaire. Real de Azúa conclut que ce courant était “davantage fondé sur la liberté d'une classe sociale supérieure, que préoccupé et attiré par les couches populaires”. A partir de 1910, la pensée de Dilthey, de Nietzsche et de Bergson a commencé à détrôner les idées positivistes. Des textes abrégés de Marx, Engels, Jaurès, Proudhon, Kautsky, La briola, Bakounine et Kropotkine circulaient dans les milieux touchés par l'immigration et de tradition anarchiste.

L'influence de Remy de Gourmont et d'Anatole France ne fut pas négligeable non plus. Pedro Figari s'est nourri de cet enchevêtrement de pensées et d'idéologies.

La prépondérance française était incontestable en Uruguay. D'après un recensement, effectué à Montevideo en octobre 1843, les Français représentaient la moitié de la population étrangère et un quart de la population totale. Les représentants du gouvernement français de l'époque allaient jusqu'à déclarer que “Montevideo (était] plus important pour la France que toutes ses colonies réunies”. On cite le cas d'un mois où 116 bateaux jetèrent l'ancre à Montevideo, et l'exemple d'une journée où 21 navires de ce pays repartirent du port avec leur chargement. Cette influence n'était pas seulement limitée au commerce. Durant le siège de la Grande Guerre (1839-1852), la ville, qui comptait à peine 15 000 habitants et avait été surnommée par Alexandre Dumas la “Nouvelle Troie”, fut gagnée par les élans du romantisme, tandis que le libéralisme pénétrait dans la vie quotidienne et dans les moeurs. Les salons littéraires, les théâtres, les réunions privées et les fêtes mondaines suscitèrent un esprit nouveau et une représentation différente de la réalité. Ces changements s'étaient amorcés dans le cadre de programmes d'intégration colonialiste, auxquels avaient participé de nombreuses personnalités : des éducateurs (Charles Laforgue et François Ducasse, les pères des poètes franco-uruguayens), des médecins (Pierre Capdehourat), des ingénieurs (Jean-Pierre Cardeillac), des journalistes (Jean Chrysostome Thiebaut et Joseph Vial), des artistes (Adolphe d'Hastrel, Amédée Gras, Durand Brayer, Darondeau, Fisquet, Lauvergne, Monvoisin, Pallière, Debret, Goulu et Pellegrini). L'histoire n'a pas voulu que cette région adoptât la langue de Racine. Cependant l'influence française se fit surtout sentir dans les secteurs culturels. On la retrouve encore aujourd'hui dans certains domaines culturels spécifiques.

Une vie multiple

Pedro Figari est né à Montevideo le 29 juin 1861, soit quatorze ans après Isidore Ducasse, comte de Lautréamont, et un an après Jules Laforgue (Lisa Black de Béhar écrit, dans son essai sur Laforgue : “L'autre à Mont(evideo)”). Tous trois ont habité le même quartier. Charles Laforgue avait quitté Tarbes pour se rendre à Montevideo et diriger un institut français dans la vieille ville. On peut supposer que Figari et les Laforgue ont joué ensemble durant leur enfance.

Les ancêtres de Figari étaient génois (de Santa Margherita Ligure). En accord avec la détermination de leur père, commerçant désireux de voir ses descendants entreprendre une carrière libérale, Pedro et son frère Eduardo devinrent avocat et médecin. Adepte du positivisme, Pedro étudia à l'université où il reçut le titre d'avocat. En 1886, il fut nommé défenseur d'office dans les affaires civiles et criminelles. La même année, il épousa María de Castro, la fille d'un homme politique important et membre de la franc-maçonnerie. Immédiatement après leur mariage, les jeunes époux entreprirent un voyage en Europe pendant un an et demi. Ils visitèrent la France, l'Angleterre, la Belgique, la Hollande, le Danemark, l'Allemagne, l'Autriche et l'Italie. Pedro s'attarda à Venise, où il travailla pour le peintre Ripari. Ce voyage lui donna l'occasion de prendre une série de notes sur des expériences enrichissantes, qui lui serviront dans l'élaboration de ses théories. De retour à Montevideo, il partagea sa vie entre son travail d'avocat - par lequel il s'informait des réalités sociales de son pays - et des séjours dans les propriétés de la famille de sa femme (dans les régions de l'intérieur). Ses promenades lui permettaient d'être en étroit contact avec les hommes et les paysages, l'immensité des champs et des cieux étoilés, les coutumes et la faune locales. Certains de ses dessins évoquent bien le besoin qu'il a ressenti de traduire graphiquement ces réalités. Ils ont un tracé énergique, tendent à l'expressionnisme et mettent cn scène des paysannes, des laboureurs, des boeufs tirant la charrue, des chevaux, des chèvres et des canards. Pedro travaillait dans l'atelier du maître italien Godofredo Sommavilla, un artisan honnête et raffiné. Il s'informait des nouveautés artistiques en lisant des revues, rencontrait des visiteurs étrangers (Anatole France, Rubinstein, Santiago Rusiñol, Gina Lombardo), fréquentait les galeries d'art et les librairies. Il entretenait également des liens avec les intellectuels de la génération de 1900 : José Enrique Rodó, Carlos Vaz Ferreira, Julio Herrera y Reissig, Carlos Reyles, Carlos F. Sáez, Pedro Blanes Viale, Milo Beretta, Carlos María Herrera, Eduardo Fabini et Alfonso Brocqua. Il fréquentait aussi des écrivains, des philosophes, des peintres et des musiciens modernistes. A cette époque, l'Art Nouveau était en vogue à Montevideo, et la physionomie de laville s'en trouva modifiée.

En 1890, Figari réalisa un autoportrait d'un assez bon niveau technique. Sa femme y figure, à ses côtés, devant son chevalet. Ce fut l'une de ses premières oeuvres. Il travaillait le dimanche, lorsqu'il se rendait dans les environs de Montevideo del Prado, dans la propriété de ses parents à Tres Cruces ou dans celle de son frère à Malvín, située près d'un moulin transformé en lavoir public. Ce dernier thème revient fréquemment dans des aquarelles signées P. Merlín ou P. Weber. Il utilisait ces pseudonymes afin de cacher à la société de l'époque, qui avait la critique facile, les penchants artistiques d'un avocat sérieux. Il réalisa ainsi de petits croquis qu'il su dissimuler aux yeux importuns. En 1893, il fonda le quotidien El Deber, dont il fut le sous-directeur, et se lança dans la bataille journalistique.

En 1895, un fait divers bouleversa l'opinion publique uruguayenne. Il allait permettre au jeune Figari, charmant et loquace, de démontrer la force de ses convictions et de mettre à l'épreuve ses talents fougueux pour défendre sa pensée. Il s'agissait du meurtre d'un militant du Parti national, assassiné en sortant de chez sa fiancée. Avant que le meurtrier ne fût identifié, la presse entoura l'événement de récits dramatiques. On retrouva les coupables au terme d'une période de tension durant laquelle la thèse du crime politique avait été évoquée, mettant en cause l'image du pouvoir officiel. Pedro Figari fut commis avocat d'office dans cette affaire. Après avoir écouté l'un des inculpés, le sous-lieutenant Almeida, il déclara être convaincu de l'innocence de cet homme. En agissant ainsi, il s'opposait à la majorité de l'opinion publique. Durant près de quatre ans, Figari s'appliqua à démonter l'engrenage d'accusations fallacieuses qui pesaient sur Almeida. Après avoir établi un raisonnement sans faille, il obtint sa libération (mais non sa disculpation, bien qu'Almeida ait été réhabilité quelques années plus tard). Figari écrivit deux textes sur ce procès, qu'il compara à l'affaire Dreyfus (qui eut lieu à la même époque). Dans El Crimen de la calle Chaná, 1896, et Un error judicial, il publia les éléments de son plaidoyer. L'avocat triomphait et son prestige était définitivement acquis. Mais les dessins qu'il réalisa durant l'affaire Almeida ont gardé toute leur vie. Il y fait preuve d'une étonnante propension satirique.

A cette époque, il ne s'occupait pas uniquement de l'affaire Almeida : en 1896 il fut élu député et, un an plus tard, il présenta un projet de loi - qu'il publia dans la presse - pour la création d'une École des beaux-arts. Il présida également de nombreuses corporations politiques, fut réélu député en 1899 et assuma la vice-présidence de la Chambre des représentants. De 1903 à 1909, il dirigea l'Ateneo de Montevideo, dont il fut l'animateur culturel. Il y fit une conférence sur l'abolition de la peine de mort, qui dressa les conservateurs contre lui au cours d'une polémique qui allait durer plusieurs années. Figari prônait la détention préventive et la réforme carcérale, ainsi que l'éducation et la rémunération du travail des prisonniers. Selon lui, c'était là le meilleur antidote au crime et à la délinquance. Son plaidoyer intelligent servit de fondement à la loi du Parlement abolissant la peine de mort. Sa position humaniste, sa quête de la vérité et son respect de l'individu venaient encore une fois de l'emporter.

Mais l'idée fixe de Figari était l'enseignement artistique. Il croyait en une École des beaux-arts qui n'aurait pas été limitée à l'étude de la peinture ou de la sculpture. Au contraire, il souhaitait que cette institution pût englober l'ensemble des capacités créatives de l'homme, de la décoration au dessin et de l'artisanat à l'industrie. Il avait transcendé la séparation entre “beaux-arts” et “arts mineurs et appliqués”, pour concevoir avant la lettre une anthropologie culturelle et une esthétique anthropologique. En parfait connaisseur des idées de John Ruskin, de William Morris et de Hermann Muthesius, Figari avait élaboré (avant la création du Deutsches Werkbund en 1907 et du Bauhaus en 1919) une théorie et une pratique de l'éducation artistique selon les quelles tout n'était qu'art, et devait en ce sens être réalisé par tous et profiter à chacun.

En 1915, Figari intégra le conseil d'administration de l'École nationale des arts et métiers et y présenta son projet, qui fut réalisé la même année. De 1915 à 1917, il dirigea cette institution, puis renonça à son poste pour des raisons qu'on ignore. Il est probable qu'il ait été victime des pressions des intérêts industriels, qui voyaient dans son projet un danger pour leurs marchés.

Auparavant, il avait publié les trois volumes de Arte, estética, ideal (1912). Dans sa seconde édition française, qui date de 1926, l'ouvrage est intitulé Essai de philosophie biologique. Il s'agit de pensées philosophiques sur l'esthétique, d'une intelligence et d'une audace conceptuelle remarquables. A l'époque, le travail théorique de pionnier de Figari est passé inaperçu. Il a fallu attendre quelques décennies pour qu'il soit reconnu à sa juste valeur. Après avoir renoncé à un enseignement où il s'était montré précurseur de l'école muraliste mexicaine (représentée par Diego Rivera, José Clemente Orozco et David A. Siqueiros) et devancier de son compatriote Joaqufn Torres García, dans l'élaboration d'un répertoire des formes fondé sur la culture américaine, Figari, en 1921, vendit aux enchères sa collection d'oeuvres d'art (et quatre de ses peintures) et partit vivre à Buenos Aires. Dès 1918 il avait repris contact avec la peinture, se consacrant entièrement à son art, après quasiment dix années d'interruption. Il travaillait inlassablement, faisant preuve d'une créativité étonnante qui ne diminuait en rien le caractère soigné de ses peintures. Juan Carlos, son fils préféré, qui était architecte et peintre, le stimula durant cette période et le seconda dans l'élaboration de sa réforme de l'enseignement artistique. A Buenos Aires, il fréquenta le groupe avant-gardiste réuni autour de la revue Martín Fierro. Il connut Jorge Luis Borges, le peintre Emilio Pettoruti, le sculpteur Pablo Curatella Manes, le poète Oliverio Girondo, qui venaient de l'ultraïsme, du cubisme et du futurisme. La revue Martín Fierro (1924-1927) reproduisait des peintures de Van Dongen, Chagall, Carrà, Gauguin, le Douanier Rousseau, Dalí, Max Ernst, Picasso, Rivera, Orozco, Boccioni. Une actualisation permanente permettait au groupe d'agir en concordance avec les mouvements européens. Figari participa à de nombreux numéros de la revue. D'autre part, son oeuvre inspira des auteurs tels que Ricardo Güiraldes (Don Segundo Sombra), qui collectionnait ses oeuvres dans sa maison de San Antonio de Areco, où l'on peut encore admirer ses plus beaux cartons.

La première exposition de Figari date de 1921 et eut lieu à Buenos Aires. Il exposa également en 1923, 1924 et 1925, puis partit vivre à Paris. Son oeuvre fut accueillie avec enthousiasme par certains, avec méfiance par d'autres. Cependant, ses détracteurs ont toujours reconnu ses qualités picturales. Parmi ces derniers, on peut citer le redoutable critique que fut Atalaya (Alfredo Chiabra Acosta), qui lui reprochait son “faux américanisme”.

Il se rendit à Paris, précédé par le succès de son exposition à la galerie Druet en 1923, qui avait été présentée par Jules Supervielle. De 1925 à 1933, il résida dans cette ville où il continua de peindre, écrivit des poèmes, des nouvelles et des pièces de théâtre (toujours inédites) ainsi que de très nombreuses lettres. Puis il fut nommé ambassadeur à Londres, exposa dans plusieurs villes d'Europe et d'Amérique, reçut des prix et retourna à Montevideo, où il assuma la charge de conseiller artistique au ministère de l'Instruction publique. Ce poste ne l'empêcha pas de poursuivre sa peinture. En 1938, il réalisa sa dernière exposition avec “Los Amigos del arte” de Buenos Aires, société culturelle qu'il avait fondée en 1924. Il mourut quelques jours après son retour à Montevideo, le 24 juillet de la même année.

Le philosophe et l'esthète

On a dit de l'ouvrage de Figari,Art, esthétique, idéal, qu'il était par extension un essai d'anthropologie philosophique, une réflexion sur l'homme dans son intégralité. Figari mit deux ans à l'écrire. Lorsqu'il commença ses travaux, il avait l'intention de n'écrire qu'un simple opuscule dans le but d'ordonner les idées qui se rapportaient à ses interventions passionnées et nombreuses dans la culture et dans la politique. Il s'agissait pour lui de faire une pause, de savoir si son action était efficace ou s'il devait modifier sa démarche. Mais ses connaissances et sa grande expérience le conduisirent, sans qu'il s'en aperçût, à bâtir une interprétation totalisante de l'homme et de la vie. Figari mit toute sa fougue dans l'élaboration de cette théorie. Il ne prétendait pas écrire un texte érudit. Il parvint cependant à systématiser avec rigueur et précision la pensée philosophico-axiologique, en adoptant une démarche qui était encore peu fréquente en Uruguay et sur le continent latina-américain. Il traitait également de l'art et de la créativité, des rapports entre l'art et la science, en faisant preuve d'une originalité conceptuelle toujours d'actualité. Il était en avance sur son temps. C'est pourquoi ces ouvrages, qui jouèrent un rôle décisif dans la pensée contemporaine, passèrent inaperçus à leur époque. Dans le prologue qu'il écrivit pour la seconde édition française du livre, intitulé Essai de philosophie biologique, Désiré Roustan fut surpris de découvrir que le peintre qui exposait à la galerie Druet écrivait sur des thèmes aussi variés que l'évolution, la vie, l'instinct, la conscience, la religion, la substance, la liberté. Il admira également la théorie de Figari sur la science, sa critique du christianisme, ses idées sur le temps, le progrès, l'immortalité, et sur les rapports entre l'homme et la nature. Roustan écrit que “le principal souci de Figari est de faire revenir l'homme à l'état de nature”. Il ajoute, en interprétant le raisonnement de Figari, que “toute doctrine résistant à la nature est condamnée, qu'il est vain de croire à un destin particulier de l'homme après sa mort, et que la vie n'a pas d'autre intérêt que la vie elle même”. Roustan relève aussi “l'horreur [de Figari] pour la fragmentation, son dédain pour les classifications, ses efforts constants pour replacer l'art et la science dans le processus général de l'évolution, sa quête des origines de la raison et de la conscience dans une phase bien inférieure à celle où l'on situe habituellement leur apparition. Cela ne permet pas pour au tant d'affirmer que Figari a élaboré un système panthéiste. Il y a cependant dans son oeuvre une tendance, une préférence instinctive et une forme de sensibilité qui le rapprochent du panthéisme”. Roustan ajoute que, de même que Spinoza, Figari a une confiance absolue dans la raison humaine et dans son culte de l'idée vraie car, tout en affichant un déterminisme des plus rigoureux, il développe une théorie de la liberté.

Les trois volumes de Arte, estética, ideal suscitent, comme dans la philosophie grecque, l'étonnement. Dans le premier chapitre, intitulé “Genèse de l'art”, Figari définit l'expression artistique comme l'une des innombrables formes d'action - de l'homme préhistorique à l'homme moderne -, établissant une relation de continuité entre les millénaires, qui progressent (selon l'évolutionnisme de Darwin) en fonction des critères du moment. Il affirme que l'art est un moyen d'action universel, ce qui implique qu'une identité fondamentale se dégage de toute manifestation artistique. Ainsi, l'art est davantage une application efficace des facultés humaines à des fins naturelles, qu'une entité exceptionnelle ou fantastique. C'est pourquoi il est présent dans tous les domaines où l'intellect intervient. Figari devient provocateur lorsqu'il fait correspondre art et science en prétendant que l'activité scientifique, de même que l'expression artistique, sont toutes deux au service de l'homme. Selon lui, “nous dèvons tous comprendre que l'homme est l'être qui dépense le plus d'énergie dans le savoir, mais rien ne nous permet de croire que les efforts qu'il déploie dans ce but supérieur ne sont pas artistiques, c'est-à-dire intelligents”. Le caractère instrumental de l'art le rapproche donc de la science, sans que ces deux entités se confondent pour autant. “Le champ d'exploration artistique n'est pas seulement inépuisable ; il peut être atteint par toutes les voies imaginables. En revanche, la science ne peut être abordée que par les chemins de la connaissance. De ce point de vue, on peut conclure que la science n'est qu'une demi-vérité, voire une partie infime de la vérité, dans la mesure où elle ne contient pas autre chose qu'une vérité prouvée. Si l'on compare ce que l'homme sait avec ce qu'il ignore, on constatera qu'en dépit de la formidable étendue de ses connaissances, le domaine dont il est sûr est relativement réduit”. Si la recherche, envisagée comme un art, est une action, alors la science, comprise comme une connaissance, est une finalité. L'art est donc le domaine le plus vaste dont nous disposons pour effectuer nos recherches. Il implique des extensions illimitées de l'action : l'artiste n'a rien à expliquer ni à prouver. Une intuition, une émotion, une idée ou de l'espoir sont suffisants pour qu'il conçoive une oeuvre. Le scientifique, en revanche, doit déterminer concrètement la vérité et la prouver. “On peut concevoir des hommes sans sciences, qui ne connaissent aucune forme de recherche scientifique, qui ne possèdent pas d'industrie, ni de commerce. Mais on ne peut imaginer un peuple dépourvu d'art, même rudimentaire”, écrit Figari lorsqu'il affirme que l'art, loin d'être superflu, est utile et nécessaire. En cela, sa pensée devance celle d'Ernst Fischer.

L'originalité de Figari vient aussi de ce qu'il réfute l'idée qui veut que la beauté ne soit exprimée qu'à travers les beaux-arts (peinture, sculpture, architecture), au détriment des arts mineurs (céramique, orfèvrerie, mobilier, etc.). Il s'insurge contre cette classification. Pour lui, “l'art est un moyen dont tout le monde doit disposer également”, et “la détermination de son importance et de son caractère réside dans la taille de l'effort fourni pour le réaliser, non dans la façon dont on l'exhibe”. Ainsi Figari revendique l'unité essentielle de toutes les manifestations artistiques. Selon lui, l'évolution de l'art est une conséquence de l'évolution de l'homme. Aujourd'hui, Figari aurait sans doute utilisé pour exprimer cette pensée un autre concept, moins lié aux théories de Darwin. Au cours de ce premier chapitre, il associe art et technique, et fait remarquer que cette dernière est une objectivation de l'effort artistique. La technique est le moyen utilisé pour réaliser une oeuvre. Elle fait intervenir deux fac teurs : l'un est subjectif, l'autre objectif. Le premier est déterminant dans la mesure où il est l'arbitre de l'intelligence. Le second est complémentaire et passif : il est technique et sert à l'exécution de l'oeuvre ; ''il fait ce que l'homme-artiste lui demande de réaliser”. En ce sens, il est un instrument toujours perfectible. A la fin du premier livre, Figari traite de l'importance de la critique et de la fonction critique, qui sont indispensables : “Nier l'utilité de la critique, c'est nier l'utilité de l'intelligence”. D'après la sociologie de Taine, ces deux entités ne concernent pas seulement l'oeuvre d'art ; elles doivent être envisagées de manière plus vaste et plus compréhensive, sans qu'il faille tomber pour autant dans une érudition fastidieuse ou faire preuve d'ostentations verbales. Dans le second livre, intitulé “Esthétique”, Figari analyse les composantes du phénomène artistique. Bien qu'il reconnaisse que “l'émotion se sent mieux qu'elle ne se définit”, il établit une séparation habile entre l'émotion esthétique et l'émotion vitale. Après quelques considérations psychologiques et évolutives sur le phénomène esthétique, il souligne l'importance du dessin industriel et conclut sur un paragraphe mémorable : “Les plus belles oeuvres de l'art humain sont celles qui ont permis d'expliquer une partie - même infime - de l'immense mystère qui nous trouble, celles qui ont obéi à une loi régissant les phénomènes naturels, celles qui ont trouvé un fil conducteur au centre du tourbillon perpétuel, aussi changeant et indéchiffrable que les motifs d'un kaléidoscope. Ce serait pour nous un trésor inestimable que de le connaître”.

Figari prône un artiste créateur d'émotions et de mondes imaginaires, pour qui la technique a une valeur instrumentale, et qui recrée la vie sans l'imiter. Les insuffisances et les imperfections de la vie conduisent à la création de l'oeuvre d'art. Celle-ci n'est que l'artifice qui permet d'utiliser le pouvoir de l'imagination. Piet Mondrian dit, en employant d'autres termes, que l'art est un substitut des imperfections de l'existence.

Figari a vécu dans un monde aux réalités tangibles. Tou te sa vie, il a aspiré à la vérité et à la bonne entente entre les hommes. C'est pourquoi il a envisagé l'art comme un accompagnement quotidien capable d'élargir le savoir de l'homme et de lui ouvrir une porte sur l'inconnu. Pour Figari, l'art est donc une finalité qui vise à l'amélioration de l'homme, concept cher aux positivistes. On retrouve dans Art, esthétique, idéal un écho de la pensée de Rousseau. Bien que la formulation de Figari ne soit pas comparable au langage de ce dernier, son ouvrage sert de référence à l'histoire des idées esthétiques, parce qu'il implique une vision du monde qui demande un effort interprétatif peu commun. Dans le troisième livre, Figari s'interroge sur l'idéal, qu'il définit comme une “aspiration à une amélioration déterminée par l'instinct organique lors des efforts fournis par celui-ci pour s'adapter au monde naturel”. Le progrès de l'espèce dépend donc de l'idéal. L'oeuvre d'art n'est qu'une des alternatives qui interviennent dans cette évolution. L'utilité qu'elle entraîne sert à l'évolution humaine. L'homme agit en fonction d'une réalité objective qui peut être appréhendée de diverses manières : soit par le sentiment qui la transforme en l'idéalisant, à la manière d'un miroir déformant, soit par la conceptualisation, pratiquée par le scientifique. L'idéalisation (c'est-à-dire le subjectif) qui provoque l'émotion esthétique est spontanée et instinctive. Elle est imprécise mais également relative. En revanche, la conceptualisation conduit à la connaissance scientifique d'une réalité représentée par la beauté rationnelle, qui tente la conciliation des extrêmes. “Pour moi, qui obéis à deux pensées différentes (un peu au romantisme à l'ancienne et un peu au positivisme moderne), ces entités signifient tantôt une réalité, tantôt une autre. Lorsque je me laisse glisser dans l'imaginaire et que je rêve, je vois des cordes où pend du linge sur des balcons. Je suis ailleurs. Lorsque je fais appel à ma raison pour me représenter la vie menée par les habitants de ces maisons, je frissonne. Cette dualité comporte un avantage et un désavantage”. Figari parle ici d'une insaisissable énergie d'entités qui s'opposent. Bien qu'il n'admette pas d'autre réalité que celle de la nature, il ne la réduit pas à un mécanisme physico-chimique, comme le font les scientifiques de son époque. Il la considère d'une manière plus dynamique et fataliste, et réduit l'hypothèse mécaniste à un simple agrégat de parties. Selon Figari, art et science sont condamnés à l'action. Ils sont des instruments enracinés dans l'expérience et permettent de profiter des biens de la vie. La théorie de Figari rejoint les propos philosophiques de John Dewey [pdf 11,38], qui seront formulés bien plus tard.

L'utopiste

Comme toutes les utopies, Historia Kiria (1930) décrit une cité parfaite et harmonieuse, où les classes sociales sont inexistantes et où la connaissance dérive de l'expérience. Figari utilise la technique narrative cervantine, à la manière de Borges, qui consiste à inventer l'existence d'un manuscrit trouvé. Découvert sur les quais de la Seine, le manuscrit de Figari, écrit en chaldéen, est indéchiffrable. Un parfait polyglotte l'achète et y découvre avec émerveillement l'histoire du peuple de Kiria, cité située dans une île paradisiaque, dont la flore et la faune, magnifiques, ressemblent à celles de l'Amérique latine trois siècles avant Jésus-Christ. Dans son oeuvre picturale, Figari avait déjà représenté des troglodytes. Il mettait l'accent sur leur pensée sauvage ignorante des conventions et des codes de la civilisation. Dans Historia Kiria, il se propose, au contraire, de mettre en scène la confrontation d'un univers hypercivilisé avec le monde moderne. Au cours des vingt-neuf chapitres de l'ouvrage, Figari décrit les usages et les coutumes des habitants de Kiria. Il s'attarde sur des valeurs telles que la religion, la sociologie, l'urbanité, les fêtes, l'amour, la gloire et la mort. Il avait déjà abordé ces thèmes, auparavant, dans Art, esthétique, idéal. Mais ici le genre de la fable lui permet de teinter son récit d'une note humoristique, de faire allusion à la société contemporaine et de se glisser dans la peau d'un censeur traditionaliste virulent. C'est pourquoi l'utopie est dédiée à ceux “qui méditent en souriant”. Chacun des chapitres débute par les pensées de quelque écrivain kirien. Les pages sont illustrées par de charmants dessins : les personnages ressemblent aux Noirs, aux gauchos et à leurs compagnes ; ils jouent de la guitare et fument la pipe, portent des lunettes et tiennent des éventails. Il s'agit d'êtres qui vivent en accord avec la nature, qui ont orienté leur existence vers la réalité au lieu de s'y opposer. Ils ont éliminé l'artifice et le superflu, et possèdent certains traits typiques du comportement positiviste. Mais le bonheur et la grandeur des Kiriens se fonde moins sur leur individualité que sur le tissu social qu'ils constituent, comparable aux cellules d'un organisme. Le récit ne comprend pas de personnages stricto sensu. Il est davantage formé de scènes qui se succèdent - comme dans la peinture de Figari - indépendantes les unes des autres mais reliées entre elles par une volonté de style et d'intentions identique. Toute utopie exprime la plénitude la plus sûre de l'être, et vise à la rationalisation de la vie pour échapper au chaos et au hasard. Dans son Utopie légendaire, Thomas More décrivait l'abolition des classes et l'instauration d'une société religieuse. Dans ses écrits, Francis Bacon fit régner la science dans un univers dépourvu de conflits. Quant à Tommaso Campanella, il inventa, dans la Cité du Soleil, une métropole rayonnante où les gens étaient égaux. De même, Figari imagina dans Historia Kiria la croyance volontaire des Kiriens en une connaissance émanant du bonheur de leur société disciplinée. Son utopie fait également intervenir une collectivisation du travail découlant de l'abondance et d'une éducation complète. Le genre utopique contraste avec la réalité d'un monde perturbé par de perpétuelles dictatures, par les guerres et l'esclavage. Il se présente comme un palliatif des injustices et des désenchantements. Parce qu'elles proposent de nouveaux types de rapports entre les communautés, les utopies ébranlent les fondements des régimes en place et mettent en valeur l'irrationalité du monde. Elles le réinventent en le décrivant de manière différente. Ainsi, de Platon à More, elles ont éveillé les consciences au lieu de les endormir. L'île utopique de Figari ne diffère pas de ce modèle : tout y est pédagogie, au service d'une éducation permanente destinée à la formation d'une conscience guide, comportant - de même que dans la peinture de l'artiste - une dose de puritanisme. Si l'utopie de Figari n'est pas dépourvue de sensualité, l'érotisme en est en revanche exclu. Dans un chapitre de Historia Kiria qu'il consacre aux arts plastiques, Figari se montre assez rigide : “Quant à la nudité, elle était chez les Kiriens pratiquée dans la plus stricte intimité. Il n'était pas concevable de l'exhiber publiquement, même en peinture ! La femme n'en était pas pour autant moins coquette, mais avec mesure. La vie y était agréable, car l'effet de surprise y était ménagé - et les occasions d'en profiter étaient fréquentes. En fin de compte, cela est bien estimable lorsque la surprise est plaisante”. D'autre part, Figari profite de ce chapitre pour glisser une critique sur l'art moderne : “Si nous avions obéi aux exigences de la plupart des arts plastiques, la femme serait aujourd'hui dans un état lamentable. Elle aurait été déformée par ceux qui ne recherchent qu'angles et couleurs”. Il fait une allusion directe au fauvisme et à l'expressionnisme.

Le réformateur de l'enseignement artistique

Parmi les multiples facettes de la personnalité de Figari, on retient surtout celles du pédagogue et du réformateur de l'enseignement artistique. Là encore, on est surpris par l'intelligence de sa pensée, toujours associée à une pratique. Il est étonnant de remarquer, comme le fit Arturo Ardao (adepte de Figari qui contribua à la diffusion de son oeuvre), que ses revendications se situent en marge du cercle académique. Il s'agit en effet des propositions d'un homme d'action préoccupé d'instaurer en Uruguay un enseignement novateur, répondant aux paramètres d'une société en mouvement. Figari souhaitait la rencontre de l'art avec l'industrie. Au cours du long voyage d'un an et demi qu'il fit dans divers pays d'Europe, il avait eu l'occasion d' analyser la sensibilité de son époque, bouleversée par la révolution industrielle.

En 1900 déjà, alors qu'il était député, Figari avait défendu, lors de la session parlementaire du 16 juin, le “culte des beaux-arts”, dont il dit qu'il était “plus qu'un culte : une nécessité morale”. Il le qualifia d'outil indispensable à l'homme, qu'il ne croyait pas capable de se contenter des satisfactions matérielles. Il le définit comme devant découler des “ambitions légitimes d'une nation libre et avancée”. Lorsqu'il présenta son projet de création d'une École des beaux-arts, il décrivit ce qui devait la caractériser. Réservée à une élite, l'école ne devait pas se limiter à l'étude de la peinture et de la sculpture. Parmi les disciplines qui devaient y être enseignées, on relève la scénographie et la décoration appliquée au domaine industriel, la gravure, l'ébénisterie, l'illustration et surtout le graphisme. Le but de l'École était de former des artistes capables de susciter, à leur tour, une conscience nationale de la production créative.

Mais le projet n'eut pas de suite. Figari le proposa à nouveau en 1903, alors qu'il était rapporteur de la commission législative, dans le cadre d'un plan général d'organisation de l'enseignement industriel. Il avait clairement défini les grandes lignes du projet. Il s'agissait d'introduire l'art dans l'industrie afin d'être en accord avec le monde moderne, et de permettre au pays d'en tirer des bénéfices. “Les perspectives de travail et de progrès découlant de l'application de l'art à l'industrie sont véritablement prometteuses - écrivit-il -, de même que celles engendrées par le développement qu'occasionnera cette mise en pratique. En travaillant à l'embellissement des choses qui nous entourent, l'École ne devra pas seulement proposer des produits d'une plus grande adaptabilité et à meilleur marché ; il faudra aussi qu'elle donne une impulsion au développement industriel en créant des emplois, en facilitant les mouvements d'immigration. De la sorte, elle permettra au pays d'accroître ses richesses et d'étendre sa culture. […] Sans être trop optimiste, on peut prévoir que dans quelques années, l'Uruguay fonctionnera selon son propre critère, et qu'un secteur de son économie sera consacré à cette application de l'art. Cela nous conduira à la formation d'un modèle national, clairement défini et supérieur, donc à un progrès effectif et estimable, comme l'est tout ce qui profile la nationalité de manière consciente et noble”. Dans ce passage, on retrouve la lucidité et le courage qui caractérisent Figari. Ce qu'il préconise - et qui n'a toujours pas été concrétisé - c'est la recherche d'une identité nationale possédant des ressources propres, qui ne doit pas reproduire ou dépendre des modèles imposés. Il suggère la formation d'un milieu propice à la création, possédant une marge d'action raisonnable. Quantitativement, Figari sait que l'Uruguay ne sera jamais un grand centre producteur. C'est pourquoi, selon lui, le prestige du produit national doit découler de sa qualité. Lorsque le Français J. Thomas Cadillat devint directeur de l'École des arts et métiers, ces vérités élémentaires furent sujettes à controverse. La polémique mettait en cause les intérêts des industriels, qui s'opposaient à un développement effectif et se contentaient de disposer rapidement d'ouvriers habiles et qualifiés. Contrairement à ces derniers, Figari souhaitait former des ouvriers-artistes, des hommes dûment préparés et ayant fait leurs humanités. En somme, il ne voulait pas en faire de simples technocrates. Ces réflexions de Figari ont été étudiées par Gabriel Peluffo, dans un essai toujours inédit qui circule sous forme de photocopies. Dans cet ouvrage, Peluffo met l'accent sur le caractère libérateur de l'oeuvre de Figari dans le domaine culturel, sur ses tentatives pour donner un sens et rationaliser une situation sociale chaotique. Peluffo souligne le fait qu'à cette époque, en Uruguay, on cherchait à sortir de la crise en pratiquant une industrialisation mécanique forcée alors qu'il s'agissait davantage - comme le disait Figari - d'éviter l'automatisme en forgeant des esprits libres et créatifs, capables d'évaluer la situation et de l'analyser.

Dans son programme de réorganisation de l'École des arts et métiers, Figari insistait sur le développement de l'initiative de l'élève par le biais d'ateliers expérimentaux et pratiques. Il prônait un travail associatif et sans distinction de classes. Il souhaitait l'établissement de cours réservés aux ouvriers, qui auraient choisi leurs horaires à leur convenance. De nouvelles disciplines devaient venir s'ajouter à celles déjà existantes, lorsque le besoin s'en serait fait sentir. Mais, surtout, l'École devait se pencher sur les exigences locales. Aucune institution n'y aurait été implantée mécaniquement sans avoir été préalablement adaptée au milieu, dont l'objectif était de produire le mieux possible. Il s'agissait donc, plus que de développer une habileté artisanale, d'harmoniser une disponibilité opérationnelle et d'établir des critères participatifs éloignés de la routine et du conformisme. Ainsi, l'intention de Figari était de créer un climat interne fondé sur la confiance et la liberté d'action. Les professeurs de l'École devaient respecter la personnalité humaine, conseiller et guider plutôt que se poser en enseignants infaillibles et autoritaires. L'idéal pédagogique de Figari correspondait donc à une démocratisation effective de l'enseignement, qui ne devait comporter aucun type de privilèges. Il définit cet idéal comme une “préparation convenable de l'esprit national, de l'appareil économique et des structures productives, de manière individuelle et consciente, afin que ces entités puissent prendre les orientations les plus vraies et les plus rationnelles, qu'elles ne se contentent pas d'imiter un autre modèle de façon irréfléchie”. Figari pensait qu'il était vain, pour un petit pays, d'aspirer à devenir un grand centre producteur. Selon lui, l'Uruguay devait chercher résolument à proposer des produits de qualité en exploitant ses richesses.

Pendant la courte période (août 1915-avril1917) durant laquelle il dirigea l'École - qu'il avait rebaptisée École d'art pour éviter des restrictions culturelles et rendre compte de l'étendue des matières enseignées -, Figari entreprit un travail de réorganisation qui était la mise en pratique des réflexions qu'il avait avancées quinze ans auparavant. On le critiqua d'avoir maintenu dans son programme les disciplines artistiques traditionnelles (peinture, sculpture et dessin), bastions du prestige académique, tout en y introduisant de nombreuses matières supplémentaires. L'habileté de Figari consistait à ne pas s'attaquer directement à ses adversaires ; il laissa en place certains domaines conventionnels, qu'il aurait peut être éliminés à longe terme. Quoi qu'il en fût, cette rencontre entre art et artisanat était une nouveauté dans ce pays. A cette époque, son fils Juan Carlos, jeune architecte, joua un rôle décisif dans ce projet. Il fut l'interprète et le coordinateur des idées de son père. Figari modifia le régime disciplinaire de cette école, qui présentait des aspects carcéraux. Il réforma également l'enseignement de l'art abstrait. Pour la première fois, les professeurs et les élèves visitèrent les musées ethnographiques de La Plata et de Buenos Aires, afin d'apprendre les fondements des cultures aborigènes. Des ateliers où intervenaient des modèles vivants furent créés, ainsi que des groupes où l'on étudiait les métaux, le bois, la poterie, les vitraux, la marqueterie ou la ferronnerie. En un an, plus de 2 500 pièces furent créées et exposées au public. Ce contact entre l'École et la communauté, entre le réalisateur et l'usager, était l'une des finalités poursuivies par Figari. Il avait en effet cherché à promouvoir une dynamique sociale. L'art était, pour lui, un “talent en action”. Si l'industrie impliquait une manifestation du talent, encore fallait-il apprendre à le cultiver, afin qu'il pût déboucher sur la constitution d'une “mentalité autonome”, génératrice d'une “conscience régionale”. Avant d'aborder la recherche et l'expérimentation, il était nécessaire d'enseigner aux élèves à bien travailler et à obtenir les meilleurs résultats possibles. Figari comprit que la première des priorités était de former des professeurs, car ceux-ci n'étaient pas assez nombreux, de les faire exercer dans une campagne qui en était dépourvue, afin de susciter de nouvelles formes de vie. Ses pensées étaient totalisantes. Il mettait en avant la faune et la flore locales ainsi que l'étude des matières premières, dans le but d'obtenir leur utilisation optimale. Selon lui, afin “d'atteindre la place d'honneur à laquelle tous ceux qui luttent pour l'intelligence et pour le travail devraient aspirer, il est nécessaire de produire, et de produire bien”. Il ajoutait : “Tant que nous enverrons les os et les cornes de nos bovins en Europe, afin qu'elle nous fournisse les boutons qui ferment nos habits et les peignes qui coiffent nos cheveux, nous devrons être modestes, très modestes. Tant que nous croirons qu'il suffit d'enseigner de façon théorique et de brandir les idées de Hegel, de Taine ou de Guyau pour faire reluire notre conscience esthétique, tant que nous ne serons pas en mesure de discerner le condamnable du plausible, nous ne pourrons - ni ne devrons - nous vanter de notre culture. Car, pour l'instant, elle ne nous appartient pas”. Celui qui préconisait une conscience autonome et une pensée libre ne se trompait pas.

Les vingt ateliers qui composaient l'École furent le cadre d'une expérimentation constante. Les fondements de cette institution, de même que les moyens qu'elle offrait, en firent l'ancêtre du Bauhaus. Des graphismes nouveaux, peut-être discutables, mais manifestement avant-gardistes, furent réalisés dans ces ateliers. Les archétypes qui en résultèrent étaient d'une fonctionnalité douteuse. L'aspect positif de cette expérience concernait surtout la mise en oeuvre d'une nouvelle mentalité instrumentale, qui avait pour but de créer des spécimens simples, pratiques, rationnels, aux formes nouvelles. Peu à peu, on comprit que le confort de la vie quotidienne était fait d'une multiplicité d'objets qui s'harmonisaient entre eux. Les meubles et les objets décoratifs acquirent une sobriété qu'on ne leur avait jamais connue jusque-là. La tentative de Figari d'introduire le fonctionnalisme dans l'art et dans l'artisanat lui valut des adversaires tenaces. Lorsqu'il modifia l'équipe directive de l'École pour y faire entrer les représentants de groupes d'intérêts économiques puissants, la “culture industrielle” de Figari devint le “bouillon de culture de l'industrie”, comme le souligne habilement Gabriel Peluffo. Ce dernier ajoutait qu'en 1915 “la conception figarienne humaniste et bourgeoise de la culture, en tant que doctrine philosophique et catégorie anthropologique, était sans doute prématurée. Le contexte historico-social de l'époque ne lui a pas permis de se développer. En dépit de l'hostilité de ce climat, Figari avait fondé son utopie sur une forte croyance dans l'homme, qu'il concevait comme un producteur matériel et intellectuel. Il s'agissait d'un être individuel possédant ses propres critères, intégrant une structure de production que Figari dota malgré tout de valeurs culturelles et de prérogatives sociales compatibles avec le modèle du capitalisme industriel : compétitif et attaché au droit de propriété”.

La réalisation des thèses de Figari, qui établissaient des règles de goût en fonction de l'authenticité du milieu, aurait entraîné, à long terme, des changements substantiels dans la physionomie de l'architecture d'intérieur et, plus généralement, dans le domaine des objets utilitaires et dans la manière de les optimiser. La réforme de l'École des beaux-arts fut un échec. Mais cette défaite entraîna, paradoxalement, le triomphe de Figari. Elle lui délivra un passeport pour la postérité en faisant de lui l'un des peintres les plus originaux de l'Amérique latine.

Des écrits variés

Figari ne s'est pas uniquement exprimé par la peinture. Le penseur qu'il était a exploré d'autres domaines du monde des idées. Entre 1927 et 1928, il écrivit dix-sept récits qui ne furent, ainsi que l'auteur l'avait demandé, jamais publiés durant sa vie. On les édita seulement en 1951. Fidèle à son génie inventif, il a accompagné ses anecdotes de dessins, qui ont une force expressive à part entière, indépendamment des écrits. Une fois de plus, Figari alterne des formes d'expression différentes. Elles évoquent la même chose d'une manière distincte. Le dessin est une forme de la pensée. La main dessine sur le papier une ligne qui retrace, parmi les multiples particularités d'un objet, les traits qui permettront de l'identifier. Lorsque le tracé est net, sans ombres venant perturber l'immédiateté de sa lecture, le dessin est le véhicule de la transmission des idées; l'apparence presque immatérielle de la ligne (c'est-à-dire l'élément sensoriel et concret) s'impose aussi clairement qu'une pensée. Figari est passé facilement et brillamment de l'écriture au dessin, des images littéraires aux images graphiques, comme peu de créateurs savent le faire. Il a rédigé ses nouvelles comme il a peint ses toiles, sans faire montre d'aucune prétention. De même que son oeuvre plastique, ses narrations reposent sur la mémoire du passé du Rio de La Plata et de ses personnages typiques. Dans ses récits, le développement de l'histoire prime sur le sens poétique du langage, qui ne vient jamais gêner le déroulement de l'action. Quant aux dessins, leur rythme linéaire est continu et dynamique. Tout y est suggéré ; il appartient à celui qui les regarde de les compléter. En revanche, sa prose ne parvient pas à exprimer cette concordance entre le signifiant et le signifié. En dépit des novations stylistiques, on sent dans les récits de Figari la rigidité, la gaucherie d'un artiste qui ne domine pas son écriture. Cette maladresse est surprenante de la part de l'auteur d'El Arquitecto (1927). La stylistique de ce recueil de poèmes, inspiré par la mort de son fils, est très convaincante. Ses nombreuses lettres et confessions - inédites pour la plupart - sont également formulées habilement. Ses pièces de théâtre, dont l'action dramatique est inexistante, ont sombré dans l'oubli. Cependant, ces faux-pas complètent la fascinante personnalité de ce peintre et dessinateur. Ils nous permettent de comprendre la volonté d'un homme qui a eu recours à tous les moyens existants afin de convaincre et de diffuser des vérités essentielles qui, une fois découvertes, n'ont cessé de le hanter. Mais les idées qui l'habitaient étaient irréalisables. Des circonstances hostiles à la mise en pratique de ses projets le poussèrent à se réfugier dans un monde imaginaire. Il ne s'agissait pas d'une fuite devant un contexte défavorable, mais plutôt de la tentative de symboliser esthétiquement l'accomplissement de sa pensée.