I. Pedro Figari en hipertexto

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Artículo que integra el catálogo de una exposición de pinturas de Figari realizada en Fiancia en 1992.

Di Maggio, Nelson - Pedro Figari. Pedro Figari 1861 - 1938. Pavillon des Arts 5 mars - 24 mai 1992. Paris-Musées, Union Latine, AFAA, 1992, pp. 25-53.


Peu de personnalités de l'art latino-américain de la première moitié du XX' siècle ont le charme et la séduction de Pedro Figari. Il fut plusieurs hommes en un seul : à la fois avocat et journaliste, député et politicien actif, écrivain original et philosophe, dramaturge et poète. Il réforma aussi l'enseignement artistique et fut un infatigable animateur culturel. Mais il dut sa célébrité à ses talents de peintre, qui firent de lui l'un des artistes les plus intéressants du continent américain. Figari mena chacune de ses activités avec une entière conviction et une maîtrise parfaite. Son oeuvre est imprégnée d'une énergie telle qu'elle ne fut comprise qu'avec le recul du temps. L'originalité de Figari tient à une personnalité complexe, audacieuse et vitale. Si son travail ne fut pas unanimement reconnu par ses contemporains, on ne conteste plus, cent trente ans après sa naissance, son génie créateur et novateur. De même qu'un fleuve s'enrichit d'affluents multiples et parfois puissants, Figari s'est nourri de la peinture. Sans qu'il s'y fût particulièrement préparé, elle lui est apparue comme une évidence.

Le contexte historique

L'indépendance de la République orientale d'Uruguay date de 1830. Ce pays d'immigrants - Darcy Ribeiro, dans Las Américas y la Civilización, les qualifie de “peuples transplantés” - s'est érigé doucement en nation dans un contexte où se succédaient des guerres civiles et des coups d'Etat militaires, suivis de périodes d'accalmie. Deux grandes factions se disputaient déjà le pouvoir : le parti Blanco et le parti Colorado, qui avaient divisé le pays en deux zones opposées : la campagne et la ville. A la mort des dirigeants et fondateurs de ces partis (Fructuoso Rivera et Manuel Oribe), la jeunesse universitaire canalisa l'entente nationale sous le gouvernement de José Ellauri (1872-1875), l'un des chefs d'Etat les plus lucides que l'Uruguay eût connu. Sous le contrôle de l'armée (1875-1886), la modernisation du pays fut mise en oeuvre et provoqua de nombreux changements dans la société urbaine et rurale. Ces modifications furent parachevées par un libéralisme dominé par les capitaux des Anglais, qui contrôlaient les moyens de transport, le secteur bancaire et le commerce extérieur. Par la suite, José Batlle y Ordoñez instaura un courant modernisateur et socialisant. Entre 1903 et 1929 (date de sa mort), son idéologie libérale fit progresser la dynamiquè sociale. En 1933, l'Uruguay atteignit son apogée économique, politique et sociale, avant de sombrer dans le déclin. Ces trente premières années du siècle fu rent des années prospères. Dans une Amérique perturbée par les régimes autoritaires, l'Uruguay était considéré comme une oasis pacifique et démocratique. La crise mondiale de 1929 n'eut pas de prise sur ce pays européanisé, qui ignorait les problèmes d'intégration sociale. On le surnommait la “Suisse de l'Amérique latine” ou “l'Athènes de La Plata”. Mais entre 1933 et 1943, le surgissement de deux dictatures dans la vie institutionnelle vint ternir cette image dorée.

Au siècle dernier, la classe politique uruguayenne s'inspirait de valeurs éthiques et culturelles dont les bases avaient été posées dans la pensée française par la théorie libérale de Benjamin Constant. Elle défendait une idéologie qui prônait la liberté sous toutes ses formes - religieuses comme éducatives - ainsi que la décentralisation administrative et l'inviolabilité du droit de propriété. A la fin du siècle, un nouvel élément vint enrichir le milieu intellectuel uruguayen. Il s'agissait du positivisme d'Auguste Comte, dans sa version spencerienne. A ce propos, Carlos Real de Azúa observe que cette “vision du monde et de la vie fondée sur les concepts de raison, d'individu, de progrès et de nature, trouva un instrument de diffusion dans ce positivisme à la fois syncrétique et systématique, qui répandit des idées immanentistes et anthropocentriques dans des secteurs qui avaient été, jusque là, trop traditionnels pour s'ouvrir à la modernité”. L'auteur ajoute : “Historiquement, cette conception du monde était celle de la classe bourgeoise triomphante et d'une partie de la population socialement mobile, qui l'avaient adoptée parce qu'elle correspondait à leur quête de bien-être et de richesse. Ce courant était caractérisé par une action individualiste et, dans sa phase finale, par une appréhension libérale du monde. Dans les faits, ce mouvement était structuré de manière très homogène, suivi par un groupe dont les individus ne pouvaient se distinguer sans encourir de risques ou provoquer le scandale”. (Carlos Real de Azúa, “Ambiente espiritual del novecientos”, Revista Número, Montevideo, 1950).

Le positivisme uruguayen du début du siècle s'est inspiré de plusieurs doctrines : l'évolutionnisme biologique de Darwin et de Huxley, le déterminisme de Taine, le monisme matérialiste de Haeckel et le vitalisme de Le Dantec. Renan, Quinet, Michelet et Zola ont également influencé ce courant de pensée axé au tour d'un libéralisme doctrinaire et universitaire. Real de Azúa conclut que ce courant était “davantage fondé sur la liberté d'une classe sociale supérieure, que préoccupé et attiré par les couches populaires”. A partir de 1910, la pensée de Dilthey, de Nietzsche et de Bergson a commencé à détrôner les idées positivistes. Des textes abrégés de Marx, Engels, Jaurès, Proudhon, Kautsky, La briola, Bakounine et Kropotkine circulaient dans les milieux touchés par l'immigration et de tradition anarchiste.

L'influence de Remy de Gourmont et d'Anatole France ne fut pas négligeable non plus. Pedro Figari s'est nourri de cet enchevêtrement de pensées et d'idéologies.

La prépondérance française était incontestable en Uruguay. D'après un recensement, effectué à Montevideo en octobre 1843, les Français représentaient la moitié de la population étrangère et un quart de la population totale. Les représentants du gouvernement français de l'époque allaient jusqu'à déclarer que “Montevideo (était] plus important pour la France que toutes ses colonies réunies”. On cite le cas d'un mois où 116 bateaux jetèrent l'ancre à Montevideo, et l'exemple d'une journée où 21 navires de ce pays repartirent du port avec leur chargement. Cette influence n'était pas seulement limitée au commerce. Durant le siège de la Grande Guerre (1839-1852), la ville, qui comptait à peine 15 000 habitants et avait été surnommée par Alexandre Dumas la “Nouvelle Troie”, fut gagnée par les élans du romantisme, tandis que le libéralisme pénétrait dans la vie quotidienne et dans les moeurs. Les salons littéraires, les théâtres, les réunions privées et les fêtes mondaines suscitèrent un esprit nouveau et une représentation différente de la réalité. Ces changements s'étaient amorcés dans le cadre de programmes d'intégration colonialiste, auxquels avaient participé de nombreuses personnalités : des éducateurs (Charles Laforgue et François Ducasse, les pères des poètes franco-uruguayens), des médecins (Pierre Capdehourat), des ingénieurs (Jean-Pierre Cardeillac), des journalistes (Jean Chrysostome Thiebaut et Joseph Vial), des artistes (Adolphe d'Hastrel, Amédée Gras, Durand Brayer, Darondeau, Fisquet, Lauvergne, Monvoisin, Pallière, Debret, Goulu et Pellegrini). L'histoire n'a pas voulu que cette région adoptât la langue de Racine. Cependant l'influence française se fit surtout sentir dans les secteurs culturels. On la retrouve encore aujourd'hui dans certains domaines culturels spécifiques.

Une vie multiple

Pedro Figari est né à Montevideo le 29 juin 1861, soit quatorze ans après Isidore Ducasse, comte de Lautréamont, et un an après Jules Laforgue (Lisa Black de Béhar écrit, dans son essai sur Laforgue : “L'autre à Mont(evideo)”). Tous trois ont habité le même quartier. Charles Laforgue avait quitté Tarbes pour se rendre à Montevideo et diriger un institut français dans la vieille ville. On peut supposer que Figari et les Laforgue ont joué ensemble durant leur enfance.

Les ancêtres de Figari étaient génois (de Santa Margherita Ligure). En accord avec la détermination de leur père, commerçant désireux de voir ses descendants entreprendre une carrière libérale, Pedro et son frère Eduardo devinrent avocat et médecin. Adepte du positivisme, Pedro étudia à l'université où il reçut le titre d'avocat. En 1886, il fut nommé défenseur d'office dans les affaires civiles et criminelles. La même année, il épousa María de Castro, la fille d'un homme politique important et membre de la franc-maçonnerie. Immédiatement après leur mariage, les jeunes époux entreprirent un voyage en Europe pendant un an et demi. Ils visitèrent la France, l'Angleterre, la Belgique, la Hollande, le Danemark, l'Allemagne, l'Autriche et l'Italie. Pedro s'attarda à Venise, où il travailla pour le peintre Ripari. Ce voyage lui donna l'occasion de prendre une série de notes sur des expériences enrichissantes, qui lui serviront dans l'élaboration de ses théories. De retour à Montevideo, il partagea sa vie entre son travail d'avocat - par lequel il s'informait des réalités sociales de son pays - et des séjours dans les propriétés de la famille de sa femme (dans les régions de l'intérieur). Ses promenades lui permettaient d'être en étroit contact avec les hommes et les paysages, l'immensité des champs et des cieux étoilés, les coutumes et la faune locales. Certains de ses dessins évoquent bien le besoin qu'il a ressenti de traduire graphiquement ces réalités. Ils ont un tracé énergique, tendent à l'expressionnisme et mettent cn scène des paysannes, des laboureurs, des boeufs tirant la charrue, des chevaux, des chèvres et des canards. Pedro travaillait dans l'atelier du maître italien Godofredo Sommavilla, un artisan honnête et raffiné. Il s'informait des nouveautés artistiques en lisant des revues, rencontrait des visiteurs étrangers (Anatole France, Rubinstein, Santiago Rusiñol, Gina Lombardo), fréquentait les galeries d'art et les librairies. Il entretenait également des liens avec les intellectuels de la génération de 1900 : José Enrique Rodó, Carlos Vaz Ferreira, Julio Herrera y Reissig, Carlos Reyles, Carlos F. Sáez, Pedro Blanes Viale, Milo Beretta, Carlos María Herrera, Eduardo Fabini et Alfonso Brocqua. Il fréquentait aussi des écrivains, des philosophes, des peintres et des musiciens modernistes. A cette époque, l'Art Nouveau était en vogue à Montevideo, et la physionomie de laville s'en trouva modifiée.

En 1890, Figari réalisa un autoportrait d'un assez bon niveau technique. Sa femme y figure, à ses côtés, devant son chevalet. Ce fut l'une de ses premières oeuvres. Il travaillait le dimanche, lorsqu'il se rendait dans les environs de Montevideo del Prado, dans la propriété de ses parents à Tres Cruces ou dans celle de son frère à Malvín, située près d'un moulin transformé en lavoir public. Ce dernier thème revient fréquemment dans des aquarelles signées P. Merlín ou P. Weber. Il utilisait ces pseudonymes afin de cacher à la société de l'époque, qui avait la critique facile, les penchants artistiques d'un avocat sérieux. Il réalisa ainsi de petits croquis qu'il su dissimuler aux yeux importuns. En 1893, il fonda le quotidien El Deber, dont il fut le sous-directeur, et se lança dans la bataille journalistique.

En 1895, un fait divers bouleversa l'opinion publique uruguayenne. Il allait permettre au jeune Figari, charmant et loquace, de démontrer la force de ses convictions et de mettre à l'épreuve ses talents fougueux pour défendre sa pensée. Il s'agissait du meurtre d'un militant du Parti national, assassiné en sortant de chez sa fiancée. Avant que le meurtrier ne fût identifié, la presse entoura l'événement de récits dramatiques. On retrouva les coupables au terme d'une période de tension durant laquelle la thèse du crime politique avait été évoquée, mettant en cause l'image du pouvoir officiel. Pedro Figari fut commis avocat d'office dans cette affaire. Après avoir écouté l'un des inculpés, le sous-lieutenant Almeida, il déclara être convaincu de l'innocence de cet homme. En agissant ainsi, il s'opposait à la majorité de l'opinion publique. Durant près de quatre ans, Figari s'appliqua à démonter l'engrenage d'accusations fallacieuses qui pesaient sur Almeida. Après avoir établi un raisonnement sans faille, il obtint sa libération (mais non sa disculpation, bien qu'Almeida ait été réhabilité quelques années plus tard). Figari écrivit deux textes sur ce procès, qu'il compara à l'affaire Dreyfus (qui eut lieu à la même époque). Dans El Crimen de la calle Chaná, 1896, et Un error judicial, il publia les éléments de son plaidoyer. L'avocat triomphait et son prestige était définitivement acquis. Mais les dessins qu'il réalisa durant l'affaire Almeida ont gardé toute leur vie. Il y fait preuve d'une étonnante propension satirique.

A cette époque, il ne s'occupait pas uniquement de l'affaire Almeida : en 1896 il fut élu député et, un an plus tard, il présenta un projet de loi - qu'il publia dans la presse - pour la création d'une École des beaux-arts. Il présida également de nombreuses corporations politiques, fut réélu député en 1899 et assuma la vice-présidence de la Chambre des représentants. De 1903 à 1909, il dirigea l'Ateneo de Montevideo, dont il fut l'animateur culturel. Il y fit une conférence sur l'abolition de la peine de mort, qui dressa les conservateurs contre lui au cours d'une polémique qui allait durer plusieurs années. Figari prônait la détention préventive et la réforme carcérale, ainsi que l'éducation et la rémunération du travail des prisonniers. Selon lui, c'était là le meilleur antidote au crime et à la délinquance. Son plaidoyer intelligent servit de fondement à la loi du Parlement abolissant la peine de mort. Sa position humaniste, sa quête de la vérité et son respect de l'individu venaient encore une fois de l'emporter.

Mais l'idée fixe de Figari était l'enseignement artistique. Il croyait en une École des beaux-arts qui n'aurait pas été limitée à l'étude de la peinture ou de la sculpture. Au contraire, il souhaitait que cette institution pût englober l'ensemble des capacités créatives de l'homme, de la décoration au dessin et de l'artisanat à l'industrie. Il avait transcendé la séparation entre “beaux-arts” et “arts mineurs et appliqués”, pour concevoir avant la lettre une anthropologie culturelle et une esthétique anthropologique. En parfait connaisseur des idées de John Ruskin, de William Morris et de Hermann Muthesius, Figari avait élaboré (avant la création du Deutsches Werkbund en 1907 et du Bauhaus en 1919) une théorie et une pratique de l'éducation artistique selon les quelles tout n'était qu'art, et devait en ce sens être réalisé par tous et profiter à chacun.

En 1915, Figari intégra le conseil d'administration de l'École nationale des arts et métiers et y présenta son projet, qui fut réalisé la même année. De 1915 à 1917, il dirigea cette institution, puis renonça à son poste pour des raisons qu'on ignore. Il est probable qu'il ait été victime des pressions des intérêts industriels, qui voyaient dans son projet un danger pour leurs marchés.

Auparavant, il avait publié les trois volumes de Arte, estética, ideal (1912). Dans sa seconde édition française, qui date de 1926, l'ouvrage est intitulé Essai de philosophie biologique. Il s'agit de pensées philosophiques sur l'esthétique, d'une intelligence et d'une audace conceptuelle remarquables. A l'époque, le travail théorique de pionnier de Figari est passé inaperçu. Il a fallu attendre quelques décennies pour qu'il soit reconnu à sa juste valeur. Après avoir renoncé à un enseignement où il s'était montré précurseur de l'école muraliste mexicaine (représentée par Diego Rivera, José Clemente Orozco et David A. Siqueiros) et devancier de son compatriote Joaqufn Torres García, dans l'élaboration d'un répertoire des formes fondé sur la culture américaine, Figari, en 1921, vendit aux enchères sa collection d'oeuvres d'art (et quatre de ses peintures) et partit vivre à Buenos Aires. Dès 1918 il avait repris contact avec la peinture, se consacrant entièrement à son art, après quasiment dix années d'interruption. Il travaillait inlassablement, faisant preuve d'une créativité étonnante qui ne diminuait en rien le caractère soigné de ses peintures. Juan Carlos, son fils préféré, qui était architecte et peintre, le stimula durant cette période et le seconda dans l'élaboration de sa réforme de l'enseignement artistique. A Buenos Aires, il fréquenta le groupe avant-gardiste réuni autour de la revue Martín Fierro. Il connut Jorge Luis Borges, le peintre Emilio Pettoruti, le sculpteur Pablo Curatella Manes, le poète Oliverio Girondo, qui venaient de l'ultraïsme, du cubisme et du futurisme. La revue Martín Fierro (1924-1927) reproduisait des peintures de Van Dongen, Chagall, Carrà, Gauguin, le Douanier Rousseau, Dalí, Max Ernst, Picasso, Rivera, Orozco, Boccioni. Une actualisation permanente permettait au groupe d'agir en concordance avec les mouvements européens. Figari participa à de nombreux numéros de la revue. D'autre part, son oeuvre inspira des auteurs tels que Ricardo Güiraldes (Don Segundo Sombra), qui collectionnait ses oeuvres dans sa maison de San Antonio de Areco, où l'on peut encore admirer ses plus beaux cartons.

La première exposition de Figari date de 1921 et eut lieu à Buenos Aires. Il exposa également en 1923, 1924 et 1925, puis partit vivre à Paris. Son oeuvre fut accueillie avec enthousiasme par certains, avec méfiance par d'autres. Cependant, ses détracteurs ont toujours reconnu ses qualités picturales. Parmi ces derniers, on peut citer le redoutable critique que fut Atalaya (Alfredo Chiabra Acosta), qui lui reprochait son “faux américanisme”.

Il se rendit à Paris, précédé par le succès de son exposition à la galerie Druet en 1923, qui avait été présentée par Jules Supervielle. De 1925 à 1933, il résida dans cette ville où il continua de peindre, écrivit des poèmes, des nouvelles et des pièces de théâtre (toujours inédites) ainsi que de très nombreuses lettres. Puis il fut nommé ambassadeur à Londres, exposa dans plusieurs villes d'Europe et d'Amérique, reçut des prix et retourna à Montevideo, où il assuma la charge de conseiller artistique au ministère de l'Instruction publique. Ce poste ne l'empêcha pas de poursuivre sa peinture. En 1938, il réalisa sa dernière exposition avec “Los Amigos del arte” de Buenos Aires, société culturelle qu'il avait fondée en 1924. Il mourut quelques jours après son retour à Montevideo, le 24 juillet de la même année.

Le philosophe et l'esthète

On a dit de l'ouvrage de Figari,Art, esthétique, idéal, qu'il était par extension un essai d'anthropologie philosophique, une réflexion sur l'homme dans son intégralité. Figari mit deux ans à l'écrire. Lorsqu'il commença ses travaux, il avait l'intention de n'écrire qu'un simple opuscule dans le but d'ordonner les idées qui se rapportaient à ses interventions passionnées et nombreuses dans la culture et dans la politique. Il s'agissait pour lui de faire une pause, de savoir si son action était efficace ou s'il devait modifier sa démarche. Mais ses connaissances et sa grande expérience le conduisirent, sans qu'il s'en aperçût, à bâtir une interprétation totalisante de l'homme et de la vie. Figari mit toute sa fougue dans l'élaboration de cette théorie. Il ne prétendait pas écrire un texte érudit. Il parvint cependant à systématiser avec rigueur et précision la pensée philosophico-axiologique, en adoptant une démarche qui était encore peu fréquente en Uruguay et sur le continent latina-américain. Il traitait également de l'art et de la créativité, des rapports entre l'art et la science, en faisant preuve d'une originalité conceptuelle toujours d'actualité. Il était en avance sur son temps. C'est pourquoi ces ouvrages, qui jouèrent un rôle décisif dans la pensée contemporaine, passèrent inaperçus à leur époque. Dans le prologue qu'il écrivit pour la seconde édition française du livre, intitulé Essai de philosophie biologique, Désiré Roustan fut surpris de découvrir que le peintre qui exposait à la galerie Druet écrivait sur des thèmes aussi variés que l'évolution, la vie, l'instinct, la conscience, la religion, la substance, la liberté. Il admira également la théorie de Figari sur la science, sa critique du christianisme, ses idées sur le temps, le progrès, l'immortalité, et sur les rapports entre l'homme et la nature. Roustan écrit que “le principal souci de Figari est de faire revenir l'homme à l'état de nature”. Il ajoute, en interprétant le raisonnement de Figari, que “toute doctrine résistant à la nature est condamnée, qu'il est vain de croire à un destin particulier de l'homme après sa mort, et que la vie n'a pas d'autre intérêt que la vie elle même”. Roustan relève aussi “l'horreur [de Figari] pour la fragmentation, son dédain pour les classifications, ses efforts constants pour replacer l'art et la science dans le processus général de l'évolution, sa quête des origines de la raison et de la conscience dans une phase bien inférieure à celle où l'on situe habituellement leur apparition. Cela ne permet pas pour au tant d'affirmer que Figari a élaboré un système panthéiste. Il y a cependant dans son oeuvre une tendance, une préférence instinctive et une forme de sensibilité qui le rapprochent du panthéisme”. Roustan ajoute que, de même que Spinoza, Figari a une confiance absolue dans la raison humaine et dans son culte de l'idée vraie car, tout en affichant un déterminisme des plus rigoureux, il développe une théorie de la liberté.

Les trois volumes de Arte, estética, ideal suscitent, comme dans la philosophie grecque, l'étonnement. Dans le premier chapitre, intitulé “Genèse de l'art”, Figari définit l'expression artistique comme l'une des innombrables formes d'action - de l'homme préhistorique à l'homme moderne -, établissant une relation de continuité entre les millénaires, qui progressent (selon l'évolutionnisme de Darwin) en fonction des critères du moment. Il affirme que l'art est un moyen d'action universel, ce qui implique qu'une identité fondamentale se dégage de toute manifestation artistique. Ainsi, l'art est davantage une application efficace des facultés humaines à des fins naturelles, qu'une entité exceptionnelle ou fantastique. C'est pourquoi il est présent dans tous les domaines où l'intellect intervient. Figari devient provocateur lorsqu'il fait correspondre art et science en prétendant que l'activité scientifique, de même que l'expression artistique, sont toutes deux au service de l'homme. Selon lui, “nous dèvons tous comprendre que l'homme est l'être qui dépense le plus d'énergie dans le savoir, mais rien ne nous permet de croire que les efforts qu'il déploie dans ce but supérieur ne sont pas artistiques, c'est-à-dire intelligents”. Le caractère instrumental de l'art le rapproche donc de la science, sans que ces deux entités se confondent pour autant. “Le champ d'exploration artistique n'est pas seulement inépuisable ; il peut être atteint par toutes les voies imaginables. En revanche, la science ne peut être abordée que par les chemins de la connaissance. De ce point de vue, on peut conclure que la science n'est qu'une demi-vérité, voire une partie infime de la vérité, dans la mesure où elle ne contient pas autre chose qu'une vérité prouvée. Si l'on compare ce que l'homme sait avec ce qu'il ignore, on constatera qu'en dépit de la formidable étendue de ses connaissances, le domaine dont il est sûr est relativement réduit”. Si la recherche, envisagée comme un art, est une action, alors la science, comprise comme une connaissance, est une finalité. L'art est donc le domaine le plus vaste dont nous disposons pour effectuer nos recherches. Il implique des extensions illimitées de l'action : l'artiste n'a rien à expliquer ni à prouver. Une intuition, une émotion, une idée ou de l'espoir sont suffisants pour qu'il conçoive une oeuvre. Le scientifique, en revanche, doit déterminer concrètement la vérité et la prouver. “On peut concevoir des hommes sans sciences, qui ne connaissent aucune forme de recherche scientifique, qui ne possèdent pas d'industrie, ni de commerce. Mais on ne peut imaginer un peuple dépourvu d'art, même rudimentaire”, écrit Figari lorsqu'il affirme que l'art, loin d'être superflu, est utile et nécessaire. En cela, sa pensée devance celle d'Ernst Fischer.

L'originalité de Figari vient aussi de ce qu'il réfute l'idée qui veut que la beauté ne soit exprimée qu'à travers les beaux-arts (peinture, sculpture, architecture), au détriment des arts mineurs (céramique, orfèvrerie, mobilier, etc.). Il s'insurge contre cette classification. Pour lui, “l'art est un moyen dont tout le monde doit disposer également”, et “la détermination de son importance et de son caractère réside dans la taille de l'effort fourni pour le réaliser, non dans la façon dont on l'exhibe”. Ainsi Figari revendique l'unité essentielle de toutes les manifestations artistiques. Selon lui, l'évolution de l'art est une conséquence de l'évolution de l'homme. Aujourd'hui, Figari aurait sans doute utilisé pour exprimer cette pensée un autre concept, moins lié aux théories de Darwin. Au cours de ce premier chapitre, il associe art et technique, et fait remarquer que cette dernière est une objectivation de l'effort artistique. La technique est le moyen utilisé pour réaliser une oeuvre. Elle fait intervenir deux fac teurs : l'un est subjectif, l'autre objectif. Le premier est déterminant dans la mesure où il est l'arbitre de l'intelligence. Le second est complémentaire et passif : il est technique et sert à l'exécution de l'oeuvre ; ''il fait ce que l'homme-artiste lui demande de réaliser”. En ce sens, il est un instrument toujours perfectible. A la fin du premier livre, Figari traite de l'importance de la critique et de la fonction critique, qui sont indispensables : “Nier l'utilité de la critique, c'est nier l'utilité de l'intelligence”. D'après la sociologie de Taine, ces deux entités ne concernent pas seulement l'oeuvre d'art ; elles doivent être envisagées de manière plus vaste et plus compréhensive, sans qu'il faille tomber pour autant dans une érudition fastidieuse ou faire preuve d'ostentations verbales. Dans le second livre, intitulé “Esthétique”, Figari analyse les composantes du phénomène artistique. Bien qu'il reconnaisse que “l'émotion se sent mieux qu'elle ne se définit”, il établit une séparation habile entre l'émotion esthétique et l'émotion vitale. Après quelques considérations psychologiques et évolutives sur le phénomène esthétique, il souligne l'importance du dessin industriel et conclut sur un paragraphe mémorable : “Les plus belles oeuvres de l'art humain sont celles qui ont permis d'expliquer une partie - même infime - de l'immense mystère qui nous trouble, celles qui ont obéi à une loi régissant les phénomènes naturels, celles qui ont trouvé un fil conducteur au centre du tourbillon perpétuel, aussi changeant et indéchiffrable que les motifs d'un kaléidoscope. Ce serait pour nous un trésor inestimable que de le connaître”.

Figari prône un artiste créateur d'émotions et de mondes imaginaires, pour qui la technique a une valeur instrumentale, et qui recrée la vie sans l'imiter. Les insuffisances et les imperfections de la vie conduisent à la création de l'oeuvre d'art. Celle-ci n'est que l'artifice qui permet d'utiliser le pouvoir de l'imagination. Piet Mondrian dit, en employant d'autres termes, que l'art est un substitut des imperfections de l'existence.

Figari a vécu dans un monde aux réalités tangibles. Tou te sa vie, il a aspiré à la vérité et à la bonne entente entre les hommes. C'est pourquoi il a envisagé l'art comme un accompagnement quotidien capable d'élargir le savoir de l'homme et de lui ouvrir une porte sur l'inconnu. Pour Figari, l'art est donc une finalité qui vise à l'amélioration de l'homme, concept cher aux positivistes. On retrouve dans Art, esthétique, idéal un écho de la pensée de Rousseau. Bien que la formulation de Figari ne soit pas comparable au langage de ce dernier, son ouvrage sert de référence à l'histoire des idées esthétiques, parce qu'il implique une vision du monde qui demande un effort interprétatif peu commun. Dans le troisième livre, Figari s'interroge sur l'idéal, qu'il définit comme une “aspiration à une amélioration déterminée par l'instinct organique lors des efforts fournis par celui-ci pour s'adapter au monde naturel”. Le progrès de l'espèce dépend donc de l'idéal. L'oeuvre d'art n'est qu'une des alternatives qui interviennent dans cette évolution. L'utilité qu'elle entraîne sert à l'évolution humaine. L'homme agit en fonction d'une réalité objective qui peut être appréhendée de diverses manières : soit par le sentiment qui la transforme en l'idéalisant, à la manière d'un miroir déformant, soit par la conceptualisation, pratiquée par le scientifique. L'idéalisation (c'est-à-dire le subjectif) qui provoque l'émotion esthétique est spontanée et instinctive. Elle est imprécise mais également relative. En revanche, la conceptualisation conduit à la connaissance scientifique d'une réalité représentée par la beauté rationnelle, qui tente la conciliation des extrêmes. “Pour moi, qui obéis à deux pensées différentes (un peu au romantisme à l'ancienne et un peu au positivisme moderne), ces entités signifient tantôt une réalité, tantôt une autre. Lorsque je me laisse glisser dans l'imaginaire et que je rêve, je vois des cordes où pend du linge sur des balcons. Je suis ailleurs. Lorsque je fais appel à ma raison pour me représenter la vie menée par les habitants de ces maisons, je frissonne. Cette dualité comporte un avantage et un désavantage”. Figari parle ici d'une insaisissable énergie d'entités qui s'opposent. Bien qu'il n'admette pas d'autre réalité que celle de la nature, il ne la réduit pas à un mécanisme physico-chimique, comme le font les scientifiques de son époque. Il la considère d'une manière plus dynamique et fataliste, et réduit l'hypothèse mécaniste à un simple agrégat de parties. Selon Figari, art et science sont condamnés à l'action. Ils sont des instruments enracinés dans l'expérience et permettent de profiter des biens de la vie. La théorie de Figari rejoint les propos philosophiques de John Dewey [pdf 11,38], qui seront formulés bien plus tard.

L'utopiste

Comme toutes les utopies, Historia Kiria (1930) décrit une cité parfaite et harmonieuse, où les classes sociales sont inexistantes et où la connaissance dérive de l'expérience. Figari utilise la technique narrative cervantine, à la manière de Borges, qui consiste à inventer l'existence d'un manuscrit trouvé. Découvert sur les quais de la Seine, le manuscrit de Figari, écrit en chaldéen, est indéchiffrable. Un parfait polyglotte l'achète et y découvre avec émerveillement l'histoire du peuple de Kiria, cité située dans une île paradisiaque, dont la flore et la faune, magnifiques, ressemblent à celles de l'Amérique latine trois siècles avant Jésus-Christ. Dans son oeuvre picturale, Figari avait déjà représenté des troglodytes. Il mettait l'accent sur leur pensée sauvage ignorante des conventions et des codes de la civilisation. Dans Historia Kiria, il se propose, au contraire, de mettre en scène la confrontation d'un univers hypercivilisé avec le monde moderne. Au cours des vingt-neuf chapitres de l'ouvrage, Figari décrit les usages et les coutumes des habitants de Kiria. Il s'attarde sur des valeurs telles que la religion, la sociologie, l'urbanité, les fêtes, l'amour, la gloire et la mort. Il avait déjà abordé ces thèmes, auparavant, dans Art, esthétique, idéal. Mais ici le genre de la fable lui permet de teinter son récit d'une note humoristique, de faire allusion à la société contemporaine et de se glisser dans la peau d'un censeur traditionaliste virulent. C'est pourquoi l'utopie est dédiée à ceux “qui méditent en souriant”. Chacun des chapitres débute par les pensées de quelque écrivain kirien. Les pages sont illustrées par de charmants dessins : les personnages ressemblent aux Noirs, aux gauchos et à leurs compagnes ; ils jouent de la guitare et fument la pipe, portent des lunettes et tiennent des éventails. Il s'agit d'êtres qui vivent en accord avec la nature, qui ont orienté leur existence vers la réalité au lieu de s'y opposer. Ils ont éliminé l'artifice et le superflu, et possèdent certains traits typiques du comportement positiviste. Mais le bonheur et la grandeur des Kiriens se fonde moins sur leur individualité que sur le tissu social qu'ils constituent, comparable aux cellules d'un organisme. Le récit ne comprend pas de personnages stricto sensu. Il est davantage formé de scènes qui se succèdent - comme dans la peinture de Figari - indépendantes les unes des autres mais reliées entre elles par une volonté de style et d'intentions identique. Toute utopie exprime la plénitude la plus sûre de l'être, et vise à la rationalisation de la vie pour échapper au chaos et au hasard. Dans son Utopie légendaire, Thomas More décrivait l'abolition des classes et l'instauration d'une société religieuse. Dans ses écrits, Francis Bacon fit régner la science dans un univers dépourvu de conflits. Quant à Tommaso Campanella, il inventa, dans la Cité du Soleil, une métropole rayonnante où les gens étaient égaux. De même, Figari imagina dans Historia Kiria la croyance volontaire des Kiriens en une connaissance émanant du bonheur de leur société disciplinée. Son utopie fait également intervenir une collectivisation du travail découlant de l'abondance et d'une éducation complète. Le genre utopique contraste avec la réalité d'un monde perturbé par de perpétuelles dictatures, par les guerres et l'esclavage. Il se présente comme un palliatif des injustices et des désenchantements. Parce qu'elles proposent de nouveaux types de rapports entre les communautés, les utopies ébranlent les fondements des régimes en place et mettent en valeur l'irrationalité du monde. Elles le réinventent en le décrivant de manière différente. Ainsi, de Platon à More, elles ont éveillé les consciences au lieu de les endormir. L'île utopique de Figari ne diffère pas de ce modèle : tout y est pédagogie, au service d'une éducation permanente destinée à la formation d'une conscience guide, comportant - de même que dans la peinture de l'artiste - une dose de puritanisme. Si l'utopie de Figari n'est pas dépourvue de sensualité, l'érotisme en est en revanche exclu. Dans un chapitre de Historia Kiria qu'il consacre aux arts plastiques, Figari se montre assez rigide : “Quant à la nudité, elle était chez les Kiriens pratiquée dans la plus stricte intimité. Il n'était pas concevable de l'exhiber publiquement, même en peinture ! La femme n'en était pas pour autant moins coquette, mais avec mesure. La vie y était agréable, car l'effet de surprise y était ménagé - et les occasions d'en profiter étaient fréquentes. En fin de compte, cela est bien estimable lorsque la surprise est plaisante”. D'autre part, Figari profite de ce chapitre pour glisser une critique sur l'art moderne : “Si nous avions obéi aux exigences de la plupart des arts plastiques, la femme serait aujourd'hui dans un état lamentable. Elle aurait été déformée par ceux qui ne recherchent qu'angles et couleurs”. Il fait une allusion directe au fauvisme et à l'expressionnisme.

Le réformateur de l'enseignement artistique

Parmi les multiples facettes de la personnalité de Figari, on retient surtout celles du pédagogue et du réformateur de l'enseignement artistique. Là encore, on est surpris par l'intelligence de sa pensée, toujours associée à une pratique. Il est étonnant de remarquer, comme le fit Arturo Ardao (adepte de Figari qui contribua à la diffusion de son oeuvre), que ses revendications se situent en marge du cercle académique. Il s'agit en effet des propositions d'un homme d'action préoccupé d'instaurer en Uruguay un enseignement novateur, répondant aux paramètres d'une société en mouvement. Figari souhaitait la rencontre de l'art avec l'industrie. Au cours du long voyage d'un an et demi qu'il fit dans divers pays d'Europe, il avait eu l'occasion d' analyser la sensibilité de son époque, bouleversée par la révolution industrielle.

En 1900 déjà, alors qu'il était député, Figari avait défendu, lors de la session parlementaire du 16 juin, le “culte des beaux-arts”, dont il dit qu'il était “plus qu'un culte : une nécessité morale”. Il le qualifia d'outil indispensable à l'homme, qu'il ne croyait pas capable de se contenter des satisfactions matérielles. Il le définit comme devant découler des “ambitions légitimes d'une nation libre et avancée”. Lorsqu'il présenta son projet de création d'une École des beaux-arts, il décrivit ce qui devait la caractériser. Réservée à une élite, l'école ne devait pas se limiter à l'étude de la peinture et de la sculpture. Parmi les disciplines qui devaient y être enseignées, on relève la scénographie et la décoration appliquée au domaine industriel, la gravure, l'ébénisterie, l'illustration et surtout le graphisme. Le but de l'École était de former des artistes capables de susciter, à leur tour, une conscience nationale de la production créative.

Mais le projet n'eut pas de suite. Figari le proposa à nouveau en 1903, alors qu'il était rapporteur de la commission législative, dans le cadre d'un plan général d'organisation de l'enseignement industriel. Il avait clairement défini les grandes lignes du projet. Il s'agissait d'introduire l'art dans l'industrie afin d'être en accord avec le monde moderne, et de permettre au pays d'en tirer des bénéfices. “Les perspectives de travail et de progrès découlant de l'application de l'art à l'industrie sont véritablement prometteuses - écrivit-il -, de même que celles engendrées par le développement qu'occasionnera cette mise en pratique. En travaillant à l'embellissement des choses qui nous entourent, l'École ne devra pas seulement proposer des produits d'une plus grande adaptabilité et à meilleur marché ; il faudra aussi qu'elle donne une impulsion au développement industriel en créant des emplois, en facilitant les mouvements d'immigration. De la sorte, elle permettra au pays d'accroître ses richesses et d'étendre sa culture. […] Sans être trop optimiste, on peut prévoir que dans quelques années, l'Uruguay fonctionnera selon son propre critère, et qu'un secteur de son économie sera consacré à cette application de l'art. Cela nous conduira à la formation d'un modèle national, clairement défini et supérieur, donc à un progrès effectif et estimable, comme l'est tout ce qui profile la nationalité de manière consciente et noble”. Dans ce passage, on retrouve la lucidité et le courage qui caractérisent Figari. Ce qu'il préconise - et qui n'a toujours pas été concrétisé - c'est la recherche d'une identité nationale possédant des ressources propres, qui ne doit pas reproduire ou dépendre des modèles imposés. Il suggère la formation d'un milieu propice à la création, possédant une marge d'action raisonnable. Quantitativement, Figari sait que l'Uruguay ne sera jamais un grand centre producteur. C'est pourquoi, selon lui, le prestige du produit national doit découler de sa qualité. Lorsque le Français J. Thomas Cadillat devint directeur de l'École des arts et métiers, ces vérités élémentaires furent sujettes à controverse. La polémique mettait en cause les intérêts des industriels, qui s'opposaient à un développement effectif et se contentaient de disposer rapidement d'ouvriers habiles et qualifiés. Contrairement à ces derniers, Figari souhaitait former des ouvriers-artistes, des hommes dûment préparés et ayant fait leurs humanités. En somme, il ne voulait pas en faire de simples technocrates. Ces réflexions de Figari ont été étudiées par Gabriel Peluffo, dans un essai toujours inédit qui circule sous forme de photocopies. Dans cet ouvrage, Peluffo met l'accent sur le caractère libérateur de l'oeuvre de Figari dans le domaine culturel, sur ses tentatives pour donner un sens et rationaliser une situation sociale chaotique. Peluffo souligne le fait qu'à cette époque, en Uruguay, on cherchait à sortir de la crise en pratiquant une industrialisation mécanique forcée alors qu'il s'agissait davantage - comme le disait Figari - d'éviter l'automatisme en forgeant des esprits libres et créatifs, capables d'évaluer la situation et de l'analyser.

Dans son programme de réorganisation de l'École des arts et métiers, Figari insistait sur le développement de l'initiative de l'élève par le biais d'ateliers expérimentaux et pratiques. Il prônait un travail associatif et sans distinction de classes. Il souhaitait l'établissement de cours réservés aux ouvriers, qui auraient choisi leurs horaires à leur convenance. De nouvelles disciplines devaient venir s'ajouter à celles déjà existantes, lorsque le besoin s'en serait fait sentir. Mais, surtout, l'École devait se pencher sur les exigences locales. Aucune institution n'y aurait été implantée mécaniquement sans avoir été préalablement adaptée au milieu, dont l'objectif était de produire le mieux possible. Il s'agissait donc, plus que de développer une habileté artisanale, d'harmoniser une disponibilité opérationnelle et d'établir des critères participatifs éloignés de la routine et du conformisme. Ainsi, l'intention de Figari était de créer un climat interne fondé sur la confiance et la liberté d'action. Les professeurs de l'École devaient respecter la personnalité humaine, conseiller et guider plutôt que se poser en enseignants infaillibles et autoritaires. L'idéal pédagogique de Figari correspondait donc à une démocratisation effective de l'enseignement, qui ne devait comporter aucun type de privilèges. Il définit cet idéal comme une “préparation convenable de l'esprit national, de l'appareil économique et des structures productives, de manière individuelle et consciente, afin que ces entités puissent prendre les orientations les plus vraies et les plus rationnelles, qu'elles ne se contentent pas d'imiter un autre modèle de façon irréfléchie”. Figari pensait qu'il était vain, pour un petit pays, d'aspirer à devenir un grand centre producteur. Selon lui, l'Uruguay devait chercher résolument à proposer des produits de qualité en exploitant ses richesses.

Pendant la courte période (août 1915-avril1917) durant laquelle il dirigea l'École - qu'il avait rebaptisée École d'art pour éviter des restrictions culturelles et rendre compte de l'étendue des matières enseignées -, Figari entreprit un travail de réorganisation qui était la mise en pratique des réflexions qu'il avait avancées quinze ans auparavant. On le critiqua d'avoir maintenu dans son programme les disciplines artistiques traditionnelles (peinture, sculpture et dessin), bastions du prestige académique, tout en y introduisant de nombreuses matières supplémentaires. L'habileté de Figari consistait à ne pas s'attaquer directement à ses adversaires ; il laissa en place certains domaines conventionnels, qu'il aurait peut être éliminés à longe terme. Quoi qu'il en fût, cette rencontre entre art et artisanat était une nouveauté dans ce pays. A cette époque, son fils Juan Carlos, jeune architecte, joua un rôle décisif dans ce projet. Il fut l'interprète et le coordinateur des idées de son père. Figari modifia le régime disciplinaire de cette école, qui présentait des aspects carcéraux. Il réforma également l'enseignement de l'art abstrait. Pour la première fois, les professeurs et les élèves visitèrent les musées ethnographiques de La Plata et de Buenos Aires, afin d'apprendre les fondements des cultures aborigènes. Des ateliers où intervenaient des modèles vivants furent créés, ainsi que des groupes où l'on étudiait les métaux, le bois, la poterie, les vitraux, la marqueterie ou la ferronnerie. En un an, plus de 2 500 pièces furent créées et exposées au public. Ce contact entre l'École et la communauté, entre le réalisateur et l'usager, était l'une des finalités poursuivies par Figari. Il avait en effet cherché à promouvoir une dynamique sociale. L'art était, pour lui, un “talent en action”. Si l'industrie impliquait une manifestation du talent, encore fallait-il apprendre à le cultiver, afin qu'il pût déboucher sur la constitution d'une “mentalité autonome”, génératrice d'une “conscience régionale”. Avant d'aborder la recherche et l'expérimentation, il était nécessaire d'enseigner aux élèves à bien travailler et à obtenir les meilleurs résultats possibles. Figari comprit que la première des priorités était de former des professeurs, car ceux-ci n'étaient pas assez nombreux, de les faire exercer dans une campagne qui en était dépourvue, afin de susciter de nouvelles formes de vie. Ses pensées étaient totalisantes. Il mettait en avant la faune et la flore locales ainsi que l'étude des matières premières, dans le but d'obtenir leur utilisation optimale. Selon lui, afin “d'atteindre la place d'honneur à laquelle tous ceux qui luttent pour l'intelligence et pour le travail devraient aspirer, il est nécessaire de produire, et de produire bien”. Il ajoutait : “Tant que nous enverrons les os et les cornes de nos bovins en Europe, afin qu'elle nous fournisse les boutons qui ferment nos habits et les peignes qui coiffent nos cheveux, nous devrons être modestes, très modestes. Tant que nous croirons qu'il suffit d'enseigner de façon théorique et de brandir les idées de Hegel, de Taine ou de Guyau pour faire reluire notre conscience esthétique, tant que nous ne serons pas en mesure de discerner le condamnable du plausible, nous ne pourrons - ni ne devrons - nous vanter de notre culture. Car, pour l'instant, elle ne nous appartient pas”. Celui qui préconisait une conscience autonome et une pensée libre ne se trompait pas.

Les vingt ateliers qui composaient l'École furent le cadre d'une expérimentation constante. Les fondements de cette institution, de même que les moyens qu'elle offrait, en firent l'ancêtre du Bauhaus. Des graphismes nouveaux, peut-être discutables, mais manifestement avant-gardistes, furent réalisés dans ces ateliers. Les archétypes qui en résultèrent étaient d'une fonctionnalité douteuse. L'aspect positif de cette expérience concernait surtout la mise en oeuvre d'une nouvelle mentalité instrumentale, qui avait pour but de créer des spécimens simples, pratiques, rationnels, aux formes nouvelles. Peu à peu, on comprit que le confort de la vie quotidienne était fait d'une multiplicité d'objets qui s'harmonisaient entre eux. Les meubles et les objets décoratifs acquirent une sobriété qu'on ne leur avait jamais connue jusque-là. La tentative de Figari d'introduire le fonctionnalisme dans l'art et dans l'artisanat lui valut des adversaires tenaces. Lorsqu'il modifia l'équipe directive de l'École pour y faire entrer les représentants de groupes d'intérêts économiques puissants, la “culture industrielle” de Figari devint le “bouillon de culture de l'industrie”, comme le souligne habilement Gabriel Peluffo. Ce dernier ajoutait qu'en 1915 “la conception figarienne humaniste et bourgeoise de la culture, en tant que doctrine philosophique et catégorie anthropologique, était sans doute prématurée. Le contexte historico-social de l'époque ne lui a pas permis de se développer. En dépit de l'hostilité de ce climat, Figari avait fondé son utopie sur une forte croyance dans l'homme, qu'il concevait comme un producteur matériel et intellectuel. Il s'agissait d'un être individuel possédant ses propres critères, intégrant une structure de production que Figari dota malgré tout de valeurs culturelles et de prérogatives sociales compatibles avec le modèle du capitalisme industriel : compétitif et attaché au droit de propriété”.

La réalisation des thèses de Figari, qui établissaient des règles de goût en fonction de l'authenticité du milieu, aurait entraîné, à long terme, des changements substantiels dans la physionomie de l'architecture d'intérieur et, plus généralement, dans le domaine des objets utilitaires et dans la manière de les optimiser. La réforme de l'École des beaux-arts fut un échec. Mais cette défaite entraîna, paradoxalement, le triomphe de Figari. Elle lui délivra un passeport pour la postérité en faisant de lui l'un des peintres les plus originaux de l'Amérique latine.

Des écrits variés

Figari ne s'est pas uniquement exprimé par la peinture. Le penseur qu'il était a exploré d'autres domaines du monde des idées. Entre 1927 et 1928, il écrivit dix-sept récits qui ne furent, ainsi que l'auteur l'avait demandé, jamais publiés durant sa vie. On les édita seulement en 1951. Fidèle à son génie inventif, il a accompagné ses anecdotes de dessins, qui ont une force expressive à part entière, indépendamment des écrits. Une fois de plus, Figari alterne des formes d'expression différentes. Elles évoquent la même chose d'une manière distincte. Le dessin est une forme de la pensée. La main dessine sur le papier une ligne qui retrace, parmi les multiples particularités d'un objet, les traits qui permettront de l'identifier. Lorsque le tracé est net, sans ombres venant perturber l'immédiateté de sa lecture, le dessin est le véhicule de la transmission des idées; l'apparence presque immatérielle de la ligne (c'est-à-dire l'élément sensoriel et concret) s'impose aussi clairement qu'une pensée. Figari est passé facilement et brillamment de l'écriture au dessin, des images littéraires aux images graphiques, comme peu de créateurs savent le faire. Il a rédigé ses nouvelles comme il a peint ses toiles, sans faire montre d'aucune prétention. De même que son oeuvre plastique, ses narrations reposent sur la mémoire du passé du Rio de La Plata et de ses personnages typiques. Dans ses récits, le développement de l'histoire prime sur le sens poétique du langage, qui ne vient jamais gêner le déroulement de l'action. Quant aux dessins, leur rythme linéaire est continu et dynamique. Tout y est suggéré ; il appartient à celui qui les regarde de les compléter. En revanche, sa prose ne parvient pas à exprimer cette concordance entre le signifiant et le signifié. En dépit des novations stylistiques, on sent dans les récits de Figari la rigidité, la gaucherie d'un artiste qui ne domine pas son écriture. Cette maladresse est surprenante de la part de l'auteur d'El Arquitecto (1927). La stylistique de ce recueil de poèmes, inspiré par la mort de son fils, est très convaincante. Ses nombreuses lettres et confessions - inédites pour la plupart - sont également formulées habilement. Ses pièces de théâtre, dont l'action dramatique est inexistante, ont sombré dans l'oubli. Cependant, ces faux-pas complètent la fascinante personnalité de ce peintre et dessinateur. Ils nous permettent de comprendre la volonté d'un homme qui a eu recours à tous les moyens existants afin de convaincre et de diffuser des vérités essentielles qui, une fois découvertes, n'ont cessé de le hanter. Mais les idées qui l'habitaient étaient irréalisables. Des circonstances hostiles à la mise en pratique de ses projets le poussèrent à se réfugier dans un monde imaginaire. Il ne s'agissait pas d'une fuite devant un contexte défavorable, mais plutôt de la tentative de symboliser esthétiquement l'accomplissement de sa pensée.

La peinture en état de grâce

Figari est l'auteur d'une utopie (Historia Kiria). Sa thématique picturale est également utopique. Cette caractéristique a déconcerté ses critiques comme ses admirateurs. Il existe un décalage entre l'iconographie utilisée par Figari et les intentions réelles du peintre. Ce que voit le spectateur est différent de ce qu'a dessiné le peintre. Le premier distingue des figures de Noirs et de gauchos, souvent représentées dans des ambiances de fêtes, même lorsqu'il s'agit d'enterrements ou de veillées funèbres.

Le second invente un univers qui échappe aux conditions immédiates et logiques. Lorsqu'on l'interrogeait sur la singularité de ses couleurs, Figari répondait fréquemment : “C'est la lumière du souvenir”. Ce n'est qu'une simple phrase, et même si elle est bien tournée, elle renferme une certaine dose d'espièglerie et une tentative délibérée de dissimuler les clefs de sa peinture. Figari a parlé d'une époque ancrée dans son souvenir. Il a assisté à des candombes (danses des Noirs) urbains et à des danses créoles à Montevideo (aujourd'hui, on retrouve ces traditions au moment du carnaval, mais ces coutumes ont été déformées et commercialisées). Il s'est promené dans les champs et dans les propriétés familiales, où l'on donnait des fêtes en plein air qui ont aujourd'hui disparu. Il s'est servi des réalités de son époque - qui cachaient à peine une au tre réalité - pour les replacer dans une période illusoire, plus lointaine et plus distante : celle dont lui avaient parlé des personnes d'une autre génération que la sienne. Il ne s'agissait pas de la mémoire proustienne, qui fait revivre un passé personnel vécu délicieusement. Figari a inventé une mémoire de la mémoire afin de mieux illustrer une vision du monde qui n'avait pas de pendants concrets. De là sa fusion sémantique de la vision avec l'anecdote. Il faut voir dans les formes figariennes l'adaptation d'une période de situations révolues à un présent ontologique qui ne se réifie pas dans le passé. Ceux pour qui cet aspect de l'oeuvre de Figari n'est pas visible ne peuvent apprécier que son côté banal, pittoresque et informatif. Ils oublient, consciemment ou à leur insu, que tout système pictural est une convention, et qu'il est important de trouver le code implicite sur lequel il repose.

Figari fut unique et multiple. Le penseur et l'idéologue qu'il était a su transcender le dualisme philosophique traditionnel. Dans le domaine de l'art plastique, il a puisé ses éléments esthétiques dans de nombreuses tendances et dans l'oeuvre de peintres divers. C'était un autodidacte. Au cours de ses brefs passages dans les ateliers de Sommavilla et de Ripari, il apprit tout juste les rudiments techniques indispensables à la correction d'insuffisances excusables. Pour le reste, son oeil avisé et sa vive intelligence lui permirent de faire le point sur chacune de ses expériences et de les mémoriser jusqu'au moment de les peindre. Dans un milieu dominé par l'académisme du premier peintre national, Juan Manuel Blanes (1830-1901), Figari préférait contempler les oeuvres de la collection de son ami Milo Beretta (1870-1935), un peintre raffiné qui avait ramené d'Europe la superbe Diligence de Van Gogh. Quelques dizaines d'années plus tard, il reproduisit le thème de ce tableau qui le hantait, en le personnalisant par des éléments appartenant aux coutumes uruguayennes. Personne n'y vit sa citation érudite. Il reprit également des oeuvres de Pierre Bonnard, d'Edouard Vuillard, de Constantin Guys, de K.X. Roussel (les figures féminines aplanies de ses Paysannes endimanchées (1890) sont peut-être empruntées à ces peintres). Ses visages peints à peine esquissés s'inspirent surtout des bustes flous de Medardo Rosso. Dans sa jeunesse, en 1890, il travailla la fermeté de son trait dans un autoportrait en compagnie de sa femme. Au cours de ses promenades dominicales dans les faubourgs de la ville, il effectuait de petites aquarelles de paysages. Ces tableaux de jeunesse ont une tendance réaliste. Figari les signa prudemment sous les pseudonymes de P. Weber et de P. Merlin. Il agissait plus par manque d'assurance par rapport à sa formulation esthétique, que par crainte que l'ordre institutionnel ne sanctionnât sa double activité d'avocat et de peintre. En 1886, il profita de son voyage de noces pour visiter les musées et rencontrer des personnalités célèbres de la culture européenne. A son retour, il continua de s'informer des événements et des nouveautés artistiques en lisant des journaux et des revues qu'il se faisait envoyer régulièrement. Il fit son éducation artistique en discutant et en observant. Ses magnifiques dessins, réalisés à la hâte lorsqu'il était avocat d'office dans l'affaire Almeida, ne sont pas les fruits du hasard. Ils sont exécutés au fusain et leur côté satirique rappelle les traits en mouvement des croquis de Goya et de Daumier. Figari insiste sur le caractère primitif des personnages représentés. Des hachures transversales ou verticales réitérées exaltent le relief des personnages, faisant d'eux de véritables archétypes. Certains dessins aux rythmes linéaires et aux contours délimités font penser à des réalisations enfantines. Ils annoncent déjà le Figari de demain, étranger à la douceur hédoniste des croquis de Bonnard, réalisés à la mine de plomb et cherchant à rendre avec exactitude un modèle.

Parler de la filiation impressionniste et symboliste de Figari est un lieu commun. Il a connu ces deux courants et les a respectés. Mais il s'est toujours tenu à l'écart de leur lyrisme, de leur palette de couleurs complémentaires et de leurs traits fragmentés. En revanche, il leur a emprunté le concept de “série”, qui veut qu'une peinture ne se suffise pas en soi, mais qu'elle se transcende et se poursuive au travers d'autres oeuvres. Figari ne s'est pas servi de ce principe pour étudier les variations de la lumière (ainsi que le fit Monet avec ses cathédrales), mais pour la figer dans une dimension métaphysique. II n'est donc pas étonnant qu'après ses tentatives manquées à l'École des arts et métiers, Figari ait continué à peindre avec toujours plus de brio. Durant la première phase d'un processus irrépressible, il s'intéresse aux choses qui l'entourent. Le Petit Cheval de toutes les corvées (1918-1921) est une composition rigoureuse qui est faite de différents plans horizontaux : une maison, un ranch et un cheval, prolongés par des ombres longues et plates et par une lumière provenant de l'un des côtés. Ce tableau ne reflète pas encore l'espace imaginaire ni le souvenir restauré qui caractériseront plus tard sa peinture. Il s'agit plutôt d'une transposition fidèle de la réalité, dont la simplicité obéit aux canons établis par Pedro Blanes Viale (1879-1926). Ami et successeur de Figari à la direction de l'École des arts et métiers, Blanes Viale fut le chef de file d'un courant national qui regroupa, à l'académie Vity (Paris), les élèves de Hermen Anglada Camarasa (1873-1959) : José Cúneo (1887-1977) et Carmelo de Arzadun (1880-1960). Ce groupe est représentatif de l'art pictural des années 20, caractérisé par l'emploi de couleurs vives.

Parfois, de manière irrégulière, Figari a eu recours à l'observation directe. Les lavandières, les scènes de tango, les hommes au labour ou les animaux typiques de la faune uruguayenne sont des thèmes qu'il utilise fréquemment, surtout dans ses dessins. Ceux-ci sont de tendance naturaliste, voire expressionniste. Cette façon de peindre témoigne des différentes orientations qu'il a suivies. Ses débuts prouvent que Figari n'était pas insensible au cubisme ni à la peinture métaphysique italienne. Parfait connaisseur de l'art de son époque, il était constamment informé, mais occultait ces qualités en les masquant par des références obliques et fuyantes. II ne poursuivait pas la stratégie d'un peintre soucieux de dissimuler ses influences directes, mais obéissait à une position intellectuelle et éthique en accord avec sa foi américaniste. C'est ce qu'il affirma dans une lettre au Président de la République, Baltasar Brum, datée du 10 mars 1919 : “Lorsque j'ai lancé l'idée de régionaliser notre oeuvre, d'en faire une oeuvre américaine, certains esprits, qui vouent une admiration illimitée aux cultures traditionnelles du Vieux Continent, ont considéré que mon programme était une utopie, voire une folie. Or, il était simplement sensé. En dehors du fait que l'autonomie soit la seule qualité digne du civilisé, on comprendra qu'il ne s'agit pas de faire table rase des précieux trésors accumulés par le Vieux Continent, ni d'ignorer les artistes dont l'oeuvre est estimable. Au contraire, notre utilisation de ces biens doit tout simplement obéir à un critère propre, non au psittacisme et à l'imitation. C'est cela que j'entends par rationaliser, et cela m'est recommandé par la voix de la sagesse la plus élémentaire. En d'autres termes : il faut travailler guidé par un esprit qui nous soit propre, sans délaisser les oeuvres profitables, d'où qu'elles viennent. Il est évident que cela implique une prise en compte des particularités du milieu. Pour parler plus clairement, l'observation de notre entourage est une nécessité et un avantage. Elle est aussi une obligation imposée par la dignité qui caractérise une race”. Quelques paragraphes plus bas, il ajoutait, dans une phrase d'une surprenante actualité : “Les peuples ayant la même origine, des besoins et des aspirations identiques, mais aussi une distribution de richesses qui est complémentaire, doivent s'associer pour édifier l'oeuvre américaine. Il s'agit pour eux de coopérer et de s'orienter vers la conquête de leur efficacité. Quel autre idéal supérieur peuvent désirer ces peuples ?” Visionnaire, Figari est aussi notre contemporain. Pour exprimer cette pensée et la mettre en pratique, il n'eut pas recours à sa condition de critique littéraire. Il écrivait sous le pseudonyme de Lope Lépez. Il ne se servît pas davantage de ses influences. Son intelligence lui permit d'assimiler facilement les modèles qui l'entouraient, parce qu'il ne cherchait pas à les imiter. Un oeil averti est capable de remarquer, en observant ses cartons, que Figari s'est inspiré de Gauguin, de Munch, de Maurice Denis ou de Renoir. Les pericones dansés sous les orangers en fleurs ne sont pas autre chose que la version “pampera” du Moulin de la Galette. Mais ces emprunts relèvent d'un lexique différent; leur structure est personnelle et ne prête pas à confusion. Figari a utilisé des formes qui n'étaient pas les siennes, comme le fît Picasso dans un autre registre. Il éternisa des éléments externes, car son syncrétisme plastique était illimité.

On ne doit pas oublier qu'à côté du Figari penseur et peintre, il existe un Figari écrivain et poète. Le cercle littéraire argentin, qu'il côtoya entre 1921 et 1925, partageait ses idées. Ses amis et défenseurs s'appelaient Jorge Luis Borges, Ricardo Güiraldes, Oliverio Girondo ou Ildefonso Pereda Valdes. Ensemble, ils réalisèrent la revue littéraire Martín Fierro, qui traitait, sous des aspects différents et contradictoires, des rapports entre l'avant-garde et l'identité culturelle. Martín Fierro prônait un retour salutaire aux sources créoles et à la terre. Cette revue exprimait l'exaltation des Argentins - et, par extension, de tous les habitants du Rio de La Plata - face à une culture cosmopolite envahissante. Le roman de Ricardo Güiraldes, Don Segundo Sombra (1926), est le modèle de cette glorification. Il s'agit d'une élégie mettant en scène un gaucho, qui s'échappe de son univers pour se retrouver dans un monde plus cruel, et qui y fait son apprentissage de la virilité. Güiraldes était issu de la haute bourgeoisie - dont Figari allait faire partie dès son retour à Montevideo. Selon Borges, “tout langage est un alphabet de symboles dont la pratique présuppose un passé que partagent les interlocuteurs”. Le poète franco-urugayen Jules Supervielle connaît le langage dont parle Borges. On ressent dans ses poèmes le murmure de l'Amérique. Ses recueils de poèmes: Poèmes ; Débarcadères et ses romans : L'Homme de la pampa ; Le Survivant ; Boire à la source (livre de souvenirs d'Uruguay) décrivent des cieux immenses, de vastes horizons qui évoquent une région adamique à l'aube de la vie. Deux de ses livres portent des titres significatifs : Naissances et Premiers Pas de l'univers. Ils récréent un monde antérieur au péché et à la mort. Les caractéristiques des figures de troglodytes figariens ou celles du monde utopique de ses Kiriens ne sont guère différentes.

De tels glissements entre la littérature et la plastique chez Figari, cette réutilisation et cette dissémination d'influences rendent les images - littéraires et picturales - très complexes. Apparemment, les candombes, les danses créoles ou les salons des autorités fédérales, où tout semble facile, limpide et différent, exercent une séduction immédiate sur lui. Figari s'éloigne peu à peu du XIXéme siècle pour pénétrer dans le XXéme. A l'instar des Fauves, il conçoit des formes qui ne correspondent pas aux connaissances empiriques ou rationnelles, mais plutôt à une sorte de perception intuitive d'un monde en perpétuel devenir. Cette perception focale unitaire entraîne dans la peinture de Figari des formes représentatives très schématiques, et l'emploi de teintes plates qui conduisent à une dépersonnalisation et à une uniformité semblables à celles des primitifs. Les Fauves se sont servis des fétiches africains et les expressionnistes des idoles d'Océanie pour réinventer leurs formes. Figari choisit de représenter le Noir, créateur des fétiches. Courbet a peint les tailleurs de pierre et Van Gogh les mangeurs de pommes de terre. Figari réserve aux défavorisés de ce monde un espace qui leur est propre, où ils sont libérés des maîtres et des exploiteurs. On retrouve ici, comme toujours, l'humanisme de M. Figari, défenseur de la vérité judiciaire et de l'abolition de la peine de mort. Mais le positiviste n'en devient pas sociologue pour autant. Le Noir est le personnage central des tableaux. Dans une dynamique productrice de rythmes, il occupe entièrement l'espace du support. Ces figures dansantes semblent flotter. Elles se rejoignent d'une toile à l'autre et font corps avec la matière qui les crée.

Le peintre et restaurateur Juan Corradini est l'auteur d'un essai fascinant sur la calligraphie de Figari : Radiografía y macroscopía del grafismo de Figari. Ce livre, très technique, comprend des photos des oeuvres de Figari. Les détails des peintures ont été mis en valeur par différentes sources lumineuses : lumière diffuse, rasante, zénithale ou tangentielle. La photographie reproduit la lumière réfléchie sur la surface des tableaux. C'est pourquoi certains tableaux ont également été radiographiés, afin que les images apparaissent en transparence. La radiographie permet de se rendre compte des variables et des constantes de l'écriture plastique de Figari. Elle fait aussi clairement ressortir l'analogie structurelle entre les touches de couleur visibles et celles qu'on ne remarque pas. La plupart des tableaux de Figari sont réalisés sur du carton, sans fond préalable. A certains endroits, le carton n'est pas recouvert de peinture. La radiographie, en mettant à nu le procédé créatif utilisé par Figari, permet de déceler des textures cachées d'une beauté insolente : une ébauche au crayon, un dessin précis réalisé avec la pointe du pinceau (servant à brosser les éléments principaux de la composition), puis l'application des fonds. A première vue, le graphisme de Figari est direct et dynamique. La matière en est généreuse, les couleurs abondent et sont reliées par d'interminables arabesques. En regardant ses oeuvres en transparence, on leur découvre une beauté plastique insoupçonnée, un modelage raffiné qui exalte l'image visible. Ses coups de pinceaux sont longs, ses traits sont curvilinéaires et différenciés. Parfois, Figari s'interrompt brusquement pour charger son pinceau de peinture et produire ainsi un effet de relief en “chou-fleur”. A d'autres endroits, les touches de peinture ressemblent à des coups de fouet : les courbes se referment en boucle ou en spirale ou - lorsqu'il s'agit de traits verticaux - elles prennent la forme de “S” allongés et ondoyants. Ces éléments, qui sont parfois associés à des coups de pinceau et de spatule, traduisent le plaisir sensoriel ressenti par Figari lorsqu'il peignait. L'agencement structurel des tableaux de Figari, nettement plus vigoureux que l'image elle-même, met à nu son vitalisme. Chacune de ses oeuvres reconstitue le processus créatif et propose ainsi une nouvelle histoire de la peinture.

Sur un plan conceptuel et expressif, Figari part à la recherche d'une existence originelle, vierge des contradictions de la civilisation actuelle. Dans ce but, il invente un monde qui n'est pas, n'a jamais été et ne sera jamais. Mais la mémoire présumée et la lumière du souvenir ne sont que des prétextes pour recréer un paradis terrestre, le bonheur annoncé. Cette félicité ne compense pas les souffrances, mais permet de célébrer gaiement une existence libre.

Figari aurait pu dire, comme son ami Bonnard : “Je ne suis d'aucune école : je cherche uniquement à faire quelque chose de personnel”. Il a beau se poser en documentaliste des traditions uruguayennes, il affirme également : “En regardant mes peintures, mes souvenirs reviennent, sans doute magnifiés par rapport au moment où j'ai ressenti ma première émotion. Par la suite, j'ai idéalisé tout ce qui concerne notre campagne, la poésie du noble effort produit par le gaucho et sa compagne afin de modeler une âme américaine”. Il voyait ses peintures avec le même plaisir qu'un adulte se remémorant l' univers de son enfance. Mais il ne faut pas se méprendre sur Figari. Il fut un être plus rationnel que sentimental, même s'il a pu - comme tout le monde - tomber parfois dans la sensiblerie et la nostalgie. L'académisme de Blanes a mystifié le gaucho en en faisant un personnage romantique et rêveur. Son apparent descriptivisme réaliste a pris le relai de l'oeuvre des artistes voyageurs du début du XIX' siècle qui, plus modestement, avaient immortalisé des paysages et des coutumes inconnues. L'impersonnalité des toiles optimistes et naïves de l'Anglais Emeric Essex Vidal (1791-1861) et le lyrisme enveloppant de l'Alsacien Adolphe d'Hastrel de Rivedoux (1805-1875) sont des témoignages de l'époque dorée de la société naissante du Rio de La Plata. Emeric Essex Vidal disparut le jour de la naissance de Figari ; ses toiles furent publiées dans l'album : Picturesques Illustrations of Buenos Aires and Monte Video. Ces artistes ont été des pionniers, des documentalistes qui ont élaboré le premier inventaire des coutumes uruguayennes. Figari a évité cette tendance. Il était convaincu qu'il fallait “faire renaître le sentiment américain naturel, qui a temporellement disparu à cause de notre fascination pour ces civilisations européennes grandes et puissantes. Ce sentiment doit devenir chaque jour plus fort et plus robuste, car c'est sur lui que se fondent la distinction et la dignité d'un peuple. C'est également lui qui stimule les efforts féconds et supérieurs”. Selon Figari, il ne faut pas croire en “l'illusion d'une pseudo-tradition européenne comme succédané possible” des coutumes natives. Il s'agit de fonder une tradition nouvelle sur des bases propres à l'Uruguay, sans “renoncer à la culture importée”, mais sans s'y soumettre non plus. Figari a consacré sa vie à défendre cette indépendance culturelle noble et exemplaire.

A cette époque, certains courants de pensée ont tenté d'ébranler le pouvoir hégémonique érigé en culture internationale, peu préoccupée par la nouvelle ethnie latinoaméricaine formée d'Européens, d'Américains et d'Africains. Ces courants se sont concrétisés dans différents mouvements, comme l'école muraliste mexicaine. Figari, et après lui le constructiviste Joaquín Torres Garda en sont des exemples. En rejoignant la pensée de Figari, le poète congolais Théophile Obenka disait, en français : “Les mots sont leurs mots, mais le chant est nôtre”. Dans le langage de Borges, découvrir une intonation, une syntaxe particulière, c'est avoir trouvé un destin. L'un des nombreux destins de Figari fut de concrétiser un univers pictural unique, si personnel qu'il n'eut, ni ne put avoir de successeurs. Il eut à peine quelques échos dans sa propre littérature poétique et narrative. Les correspondances possibles qu'on lui a trouvées (avec Güiraldes ou Supervielle) relèvent sans conteste du Zeitgeist. De même, l'esprit de son temps a entraîné dans ses compositions un agencement aussi rigoureux qu'un syllogisme. Derrière la spontanéité apparente et la liberté de ses thèmes et de sa technique, la divine proportion semble commander, dans chaque scène, la distribution des personnages et des éléments naturels. Les lignes horizontales prédominent. Ainsi dans Jour de battage, le ciel se découpe en bandes parallèles, u'on retrouve dans l'architecture coloniale des maisons, traversées par des lignes verticales énergiques dissimulées par les grilles, les fenêtres ou les troncs d'arbres. Elles créent des zones de tension, des atmosphères désolées et menaçantes semblables à celles de Giorgio De Chirico et d'Edward Hopper. Dans d'autres tableaux, comme Fantaisie, des cieux mobiles et expansifs et des ombus produisent un climat imaginaire et onirique. Parfois, Figari utilise d'interminables arabesques pour donner du mouvement à des scènes débordantes de vitalité : des couples de gauchos avec leurs compagnes, des dames dans les salons des autorités fédérales (mises en valeur par le rouge carmin cher au dictateur argentin de l'époque, Rosas) ou des candombes. Dans Le Repentir, satire grotesque aux accents populaires inimitables, il explore le domaine de l'abstraction expressionniste. Son raffinement chromatique fait dire à Georges Pillement, en 1930, qu'il “restera certainement l'un des coloristes les plus merveilleux qui soient”. La palette flamboyante de Figari colore des rythmes obsédants et constants. Elle attire l'oeil sur des détails révélateurs, comme de légères expressions ou des attitudes. Pour les tableaux représentés à l'intérieur de ses tableaux, les nuances sont plus soutenues, comme si elles venaient formuler un commentaire ironique. Dans l'agencement habile des figures de chats et de chiens, elles indiquent une direction ou soulignent un mouvement qui incite immédiatement au sourire. Une analyse sémiotique visuelle des détails de Figari serait probablement très révélatrice. Il ne les multiplie pas simplement pour faire de l'humour, ni par souci formel. Il cherche au contraire à créer une