Entrevista a Pedro Figari en su apartamento parisino, en rue de Surène.
Miomandre, Francis de - Le maté chez Figari, en Le Bulletin de la Vie Artistique (illustré, bi-mensuel), nº 6, 15 Mars 1926, pp. 88-89.
Le maté chez Figari
Le célèbre artiste uruguayien me reçoit dans un minuscule appartement meublé de la rue de Surène, où il est descendu à son passage à Paris. Et dans cet appartement une pièce, grande comme un tableau d'histoire (ce n'est pas beaucoup pour un salon) est réservée au travail. M. Figari m'y reçoit avec aménité. Mince, souple, étonnamment jeune pour son âge, avec une barbe en pointe à peine touchée de blanc, les yeux vifs, malicieux et indulgents derrière de grosses lunettes d'écaillé.
— J'ai besoin de si peu de place, déclare-t-il. Vous savez que je ne me sers jamais de modèles. Même pour le paysage, d'ailleurs. Tout ce que je fais, c'est d'imagination. Je puise dans mes souvenirs.
Il me montre son attirail. Un vieux bidon d'essence où trempent quelques pinceaux, une palette. Et sur un chevalet, une toile commencée.
— Rien de plus. Que ferais-je d'une installation ? Je peins quand ça me chante. Aujourd'hui, c'est la pampa, avec un ombu.
L'Ombu est un arbre de là-bas, presque aussi sacré que le palmier du désert africain. Il rompt de sa ligne tordue, de sa frondaison puissante, la monotonie de la vaste plaine argentine. Parfois, comme ici, une lagune s'étend à ses pieds, mirant le ciel nuageux, hantée de quelques oiseaux… Un squelette de cheval, gisant auprès, indique que là s'est terminée la vie d'une pauvre bête de somme, abandonnée par quelque paysan… Une mélancolie affreuse et belle plane sur cette scène et se communique au spectateur…
— Cette sorte de paysages tend à disparaître devant l'envahissement de la pampa par la culture intensive. Encore une fois, je peins surtout le passé.
— Un passé que vous avez vu, que vous connaissez…
— Pas même. Dès mon enfance, il n'existait déjà plus. Mais ce sont là des choses que l'on m'a racontées, et qui ont vivement frappé mon imagination. Finies depuis longtemps ces fêtes champêtres, ces réceptions dans l’hacienda, (il en fait défiler les tableaux devant moi), ces vieilles maisons coloniales, ces danses, ces enterrements de nègres, ces noces… Mais elles donnaient à notre vie un relief et une saveur extraordinaires, et toute une littérature chez nous s'inspire de leur regret. Remontant plus haut encore, j'ai tâché de représenter quelques épisodes de notre histoire, quand le tyran Rosas régnait sur le pays qu'il terrorisait. Voici le salon où Rosita Fuentes, la femme du colonel Ramón Maza, attend d'être reçue par le dictateur pour demander la grâce de son mari, grâce qui lui fut refusée.
Dans ce salon somptueux et un peu ridicule il y a une atmosphère d'angoisse, même quand on ignore le sujet. Tout le talent de Figari est là. Il crée des émotions, d'étranges inquiétudes, une nostalgie vague et gênante. On ne sait pas pourquoi. Chez un autre, ce seraient là des vignettes. Lui, c'est de la peinture.
— D'autres épisodes sont moins farouches. Voici des bals, des tertulias, des réunions de dames, des après-midi dans un patio.
Avec un rien : une porte entr’ouverte dans la blancheur d'un mur peint à la chaux, un buisson de lauriers-roses, un figurant de la comédie mondaine en son frac démodé, il suggère un monde de rêveries.
L'artiste sourit. Je lui demande s'il est vrai qu'il s'est mis très tard à la peinture.
— Très tard, confesse-t-il. A cinquante ans passés. J'étais avocat, juriste, j'avais écrit de gros livres de droit et de sociologie. Tout à coup, l'envie m'a pris de peindre. C'était plus fort que moi : je voulais retracer sur la toile, telles que je les imaginais, ces scènes dont le récit avait exalté mon enfance.
— Et du premier coup, vous y êtes arrivé ?…
Il ne répond pas. C'est le plus modeste des hommes. Le succès, bientôt mué en triomphe, lui est venu sans qu'il l'ait cherché, sans qu'il y ait songé même. Il l'a accueilli avec la même simplicité qu'il eût fait l'indifférence. Estimant qu'il a suffisamment parlé de lui, il change de conversation et m'offre le maté.
Savez-vous ce que c'est que le maté ?
C'est le grand rite de la vie uruguayienne. Fraternellement, je tette la bombilla d'argent qui puise dans la petite gourde saure le jus épais et vert, tonique merveilleux. L'amertume insoutenable du breuvage a tôt fait de se changer en douceur. On se sent vigoureux, joyeux.
— N'est-ce pas que c'est bon, le maté ? dit l'artiste, ravi qu'un Européen comprenne si bien la boisson nationale. Chez nous, les paysans le prennent chaque matin, avant de partir à leur travail, et de la sorte, ils peuvent rester jusqu'à midi sans rien manger. Ce n'est pas un excitant comme le café. Nulle dépression n'est à craindre, au contraire, et si nous jouissons presque tous d'une santé unique, c'est au maté que nous l'attribuons…
Un coup d'oeil suprême sur les toiles partout répandues, comme un exotique bouquet dénoué : fleurs, robes de femmes, sourires indiens, m'assure que, tout de même, pour magique qu'il soit, le maté n'explique pas tout. Le talent se nourrit d'un suc plus secret.
F. M.